"L'histoire des hommes est la longue succession des synonymes d'un même vocable. Y contredire est un devoir." René Char.
L'histoire du collège de W que raconte Gilbert Mangel se déroule de 1975 à 1982. Elle précède donc l'entreprise de rénovation des collèges, et, parce qu'elle met à jour des richesses, mais aussi des difficultés du travail d'équipe entre les enseignants, elle préfigure les enthousiasmes et les désillusions de bien des équipes constituées plus tard, de façon d'autant plus vive que son projet était plus ambitieux.
Car l'équipe de W ne s'est pas contentée d'aménagements du cours traditionnel : il ne s'agissait pas de fabriquer des exercices, ou d'harmoniser des progressions, ce que beaucoup font sans jamais mettre en question les modes d'acquisition des savoirs. Porteurs d'utopie active, les enseignants de cette équipe entreprennent un travail de leur propre pratique sous forme de réunion hebdomadaire. Les expériences menées depuis longtemps en milieu psychiatrique de ces réunions où sont analysées les pratiques de chacun, ont montré combien l'"ambiance" générale pouvait en être modifiée.
L'"ambiance", c'est à dire la possibilité de dire, de se rencontrer, et donc d'apprendre. Ces enseignants savent à quel point l'individualisme, les plaisanteries convenues, la peur de s'exposer, le "ça va de soi", comme dit Jean OURY, contribuent à faire du collège un lieu mortifère. Quel désir les anime ? Volonté révolutionnaire, utopie communautaire des années 70, refus d'être complices de l'écrasement qu'impose le collège caserne ? Ce qui est mis en oeuvre est réalisé avec la volonté de "ne pas céder sur son désir" (Lacan). C'est rare : les pressions étatiques, la hiérarchie poussent constamment à céder sur son désir.
Par rapport aux monographies produites par des équipes de pédagogie institutionnelle, l'éclairage est ici différent. Il ne s'agit pas de la description minutieuse d'une classe mais de ce qui s'institue entre les adultes, et de l'action indirecte sur les élèves et les classes.
On pourrait dire que ce qui s'élabore en premier dans l'équipe des professeurs, et par les visites de classes, ce sont les institutions. C'est à dire ce qui donne pouvoir. Des décisions communes, des règles de vie permettent de "fomenter du désir". Les réunions de l'équipe et les Conseils rythment l'année scolaire. Grâce à eux sont réalisés des journaux, et une fête importante, puisque les jeunes du quartier qui ne font pas partie de ces classes s'estiment lésés de ne pas y être conviés.
Quel est l'objet commun de l'équipe ? La Pédagogie Institutionnelle ? Nombre d'équipes d'enseignants, même si elles avaient formulé des objectifs précis, se sont démantelées faute d'un objet commun. Il faut insister sur l'originalité foncière de ces visites de classes et de ces échanges réguliers sur la pratique de chacun. Il s'y joue quelque chose qui met en question la prise de chacun sur la réalité.
Gilbert MANGEL parle de plusieurs cercles : l'équipe, le Groupe d'Education Thérapeutique (G.E.T.), la section syndicale, le secteur, les groupes amis, l'école primaire voisine... Tous ces lieux sont différents, et ce qui se passe dans l'un résonne dans les autres, de manière parfois très indirecte, comme cela résonne aussi dans les classes. Il est difficile d'apprécier ces effets de ricochet. Ce qu'on perçoit, c'est en tout cas une très grande richesse de circulation et d'échanges dans ce montage autour de la classe, sans doute si forte qu'elle entraîne tout sur son passage. Contre l'éteignoir, c'est la tornade pédagogique ! L'équipe grossit, les projets s'élargissent jusqu'à devenir un projet d'établissement. Rien ne résiste. C'est une refonte générale de l'organisation de la classe, du collège, et même du quartier. D'où parfois cette impression d'un projet totalisant, avec la frontière que cela implique : on est avec ou en dehors, pour ou contre.
A travers les affrontements qui ponctuent les sept années de cette histoire peut se repérer peut être une sorte de tradition du rapport à l'autre, développée par Fernand OURY : dans un milieu hostile, il faut être offensif, savoir se protéger et apprendre à se défendre. C'est pourquoi l'équipe s'inscrit dans le cadre d'une recherche officielle. L'action revendicative ensuite déplace sur le terrain syndical l'offensive pédagogique et globalise les questions. Dans cette tradition, on pourrait dire que l'ennemi est partout : dans la hiérarchie qui guette le moindre faux pas de celui qui prétend innover, dans les collègues qui se détournent des questions pédagogiques, et même dans ceux qui sont intéressés par l'équipe mais qui n'ont pas la formation : les plus dangereux peut-être !
Cette attitude martiale est nécessaire pour que ceux qui veulent travailler puissent le faire : qui ne sait combien la sollicitude et le laisser-faire dans un groupe font le lit de l'impuissance ? Dans la formation à la P.I., apprendre le maniement des armes, c'est un préalable à la courtoisie. Seul celui qui sait prendre les armes sait les déposer. Celui qui se confond avec ses défenses ne peut bouger. Mais on voit ici se déclencher une sorte de contre offensive généralisée venant des autorités hiérarchiques. Les conditions historiques sont sans doute actuellement un peu différentes. On parle moins de résister que de collaborer.(1 ) Voire...
Les outils, les institutions et les projets se sont élaborés au fil des ans avec les participants, y compris le "deuxième cercle". La réunion hebdomadaire a aussi une fonction d'initiation : non pas transit de connaissances, mais émergence dans le dire. On voit pourtant, dans le cours du récit , combien travailler avec d'autres n'est pas simple. Des noeuds se fabriquent quand les différences de formation deviennent trop sensibles. Le "deuxième cercle" se met à échanger des recettes, comme s'il s'estimait mal nourri. On retrouve cette problématique alimentaire dans toute formation, et la question du sevrage est très délicate. Comment passer à l'attitude industrieuse où chacun fait son miel ? Il est probable qu'on ne peut faire l'économie d'une formation personnelle, ailleurs, avec d'autres. Un tel degré d'engagement dans la classe et le collège nécessite que chacun ait un peu déplacé les questions, se soit dépris de ses représentations imaginaires : le couple fondateur, la peur des sanctions, les raisons de ses choix... Il n'y a pas de transmission sans intermédiaire, sans déplacement. Or les différences de formation sont telles, à partir de la cinquième année, que les références ne sont plus partagées, et que le rapport à la loi (obligation d'échange, dire ce qu'on fait) est très flou pour certains. De là, la rupture du groupe, événement qui n'a rien à voir avec un fonctionnement idéologique ou religieux : personne n'est exclu pour que se perpétue l'orthodoxie. L'éclatement de l'équipe affecte chacun et marque la fin de la recherche officielle sous tutelle de l'INRP (2).
Les positions idéologiques plusieurs fois affirmées dans ce récit ne doivent pas cacher qu'il s'agit d'un extraordinaire engagement d'ordre éthique : au lieu de subir la réalité d'un collège particulièrement difficile, ces enseignants ont agi selon la cohérence et les implications ultimes de leur réflexion. Le projet du groupe de W. s'est heurté à des obstacles qui souvent n'avaient rien d'imaginaire. Les résistances, les heures de travail, les risques pris, que certains ont amèrement mesurés après coup, donnent idée de la force de leur désir. Ils ont non seulement obtenu des moyens et réalisé des projets précis. Mais ils ont aussi inventé une toute autre manière de faire la classe en collège, loin du fonctionnement habituel de type rouleau compresseur. Etablissant d'autres rapports avec les élèves, les collègues et le milieu local, ils ont élaboré une véritable praxis. "Cela présuppose le collectif, un collectif articulé, pas massifié ou agglutiné. C'est le propre du champ symbolique" dit Tosquelles. Plus le réseau des institutions est organisé de façon complexe, plus est garanti l'"ouvert", c'est à dire la possibilité de sortir de la confusion.
Et on peut faire l'hypothèse que le principal échec des collèges, c'est le ratage de l'accès au symbolique. Exercer la loi sur le mode de l'injonction ou de la répression, comme c'est presque toujours le cas, n'enclenche souvent aucune articulation au symbolique. Une véritable mise en pratique de la loi(3) nécessite des institutions et des médiations qui permettent que la parole de chacun circule et soit prise en compte. C'est bien la réussite de l'aventure de W. que d'avoir monté et fait fonctionner pendant sept ans une "machine" à faire du symbolique.