ANNE 1980/81 : C'EST PAS LA JOIE !
A la rentrée, le moral est bas. Chacun pour soi dans sa classe, les uns et les autres continuent à travailler vaille que vaille. Pourtant, plusieurs d'entre les anciens de l'équipe se retrouvent dans une structure nouvel le : les PACTES qui deviendront par la suite les P.A.E. (projets d'action éducative). Le centre de documentation du collège (C.D.I.) tenu par une documentaliste qui joue dans l'équipe un rôle actif, prend un peu le relais comme "lieu commun". Des activités en binômes sont organisées. Pour une classe donnée, c'est la rencontre périodique entre deux enseignants au sujet des règles de vie de la classe, ou d'une activité, d'une sortie ... Le foyer socio-éducatif se développe grâce à l'énergie du Conseiller d'Education et propose aux élèves des ateliers nombreux et variés. Pour ma part, je suis un peu en retrait, j'ai envie de partir, de me reposer. Je ressens une sorte d'incapacité à recommencer. Les seuls documents dont je dispose sur cette année-là sont ceux de mes classes que je "traite" d'ailleurs dans un autre lieu que le collège : l'E.P.I. (29) qui me sert de lieu de recours et de référence. Pour illustrer ce que je ressentais à ce moment-là, voici un "divertissement" écrit à la suite d'une réunion de l'ensemble du personnel du col lège provoquée par la direction :(30)
Pièce en 3 actes et 7 tableaux (noirs).
La scène représente un collège dans un quartier populaire. Architecture moderne, novatrice même puisque la disposition des salles et des corridors doit permettre une utilisation optimale du C.D.I. largement ouvert et le travail par petits groupes dans de petites salles... Une salle spéciale est même prévue pour le foyer socio-éducatif, avec des boxes...
Discours de l'autorité : Votre mission est d'utiliser au mieux votre science pour amener à la Kultur les petits (presque) inadaptés de ce quartier. L'initiative, l'imagination, mais surtout le DÉVOUEMENT seront nécessaires car...
(toujours l'autorité) ... nous ne changeons rien aux règlements, normes, chiffres, qui ont fait leurs preuves dans les lycées bourgeois. En un mot : faites des miracles ! Réponse des enseignants : On fera ce qu'on pourra !... Réflexion des élèves : (haut) De toutes façons... (à part)
(toujours les élèves) ... on sait bien qu'on sera chômeurs ou truands ou minables... alors, leur école, ils peuvent se la mettre au... (fin de l'aparté) Exhortation de la direction : Prenons la situation en main ! Tous ensemble, nous ferons de grandes choses !...
Les enseignants se partagent en plusieurs groupes.
Premier groupe d'enseignants : attendre et voir...
Deuxième groupe d'enseignants : Seule une discipline renforcée permettra de remettre ces petits délinquants dans le droit chemin de l'apprentissage. Quelques coups de pieds au cul : voilà la solution !
Troisième groupe d'enseignants : Sous-groupe de gauche : Les causes étant politiques, la situation ne pourra changer qu'après la révolution... En attendant, il n'y a rien à faire.
Sous-groupe de droite : Les causes étant héréditaires, il y aura toujours des cancres et des pauvres. On n'y peut rien (à part) et c'est bien comme ça.
: Tentons quelque chose. Mais nous avons besoin de moyens : d'heures payées, d'assouplissement des instructions, de la possibilité de sortir, d'utiliser des techniques plus actives, donc d'a voir des élèves moins nombreux. Nous voulons également qu'on ne nous mette pas de bâtons dans les roues : pour remonter une telle pente, il faut beaucoup d'énergie, donc nous avons droit à quelques égards.
(Ils se mettent au travail et se rendent compte qu'il faut beaucoup de temps, des réunions multiples, une formation personnelle coûteuse prise sur leur temps de vacances. Ils doivent affronter l'angoisse suscitée par le changement : la leur, et celle des autres qui se traduit souvent par de l'agressivité...).
Les parents d'élèves bougonnent, protestent, accusent, ne sont pas contents du sort de leurs enfants, affirment que ce sont les enseignants qui n'ont pas bien fait leur travail. (à part, certains battent leurs gosses, couvrent leurs larcins et leurs "coups", certains cherchent à placer leur enfant dans un autre établissement. Tous sont d'accord sur un point : CA NE VA PAS !!!)
Les élèves s'organisent (bon !) en bandes rivales (aïe !). Ils connaissent bien les techniques élémentaires de survie dans une jungle urbaine (vol, bagarre, coups...), respectent la force mais se moquent du droit, se méfient de tout ce qui est étranger au quartier... Ils se vengent efficacement de tout ce qu'ils considèrent comme désagréable (comme une mauvaise note...).
Troisième acte : Deux années, peut-être trois (allez savoir ?) ont passé cahin-caha... Discours de l'autorité : Il n'y a aucune raison pour que vous ayez des moyens particuliers. Egalitez, fraternisez, et surtout taisez-vous !
Les enseignants, tous groupes confondus, sont tristes, malades, écoeurés, déçus, agressifs, fatigués. Ils cauchemardent sur leur travail, n'entendent plus leur réveille-matin, attrapent des poux, des crises de foie et des crises de foi. Ils dépriment à tout va... Cependant, ici et là parce que c'est la vie, certaines initiatives relèvent la tête, pâles mais dignes...
La direction : Pour prendre un congé de maladie, nous rappelons qu'il faut (31) :
Remplir les formulaires A,B,C,D, en 18 exemplaires.
Etre en règle avec le pape et ses sous-papes.
Ne pas en abuser.
(Toujours la direction)... de plus, vous pouvez faire quelque chose à condition que cela ne dérange strictement personne (et surtout pas nous, directeurs). Et si vous le faites, c'est bien, mais prenez vos responsabilités : nous on s'en lave les pieds !
Et attention, vous êtes priés(1) :
d'arriver à l'heure,
de saluer poliment sans attendre de réponse,
de ne pas vous tromper de place de parking
de ne jamais laisser sortir vos élèves (ça fait désordre) _ de ne pas faire de bruit : ça empêche les voisins de dormir (pardon, de travailler !).
Les élèves : (Quand tout est défendu, on fait n'importe quoi) Ils s'établissent dans les couloirs, circulent, courent, vitupèrent, font péter des explosifs, s'amusent avec des boules puantes, s'occupent comme ils peuvent en attendant la retraite ou leur pension d'invalidité.
(OFF) La démission consisterait-elle à crouler sous les attaques, les emmerdes, les échecs... ou à fonctionner essentiellement sous les multiples parapluies de l'hypocrite règle administrative... Et si les parapluies ne suffisent pas, mettons des oeillères !..."
Renaissance ? L'arrivée de la gauche au pouvoir est ressentie par beaucoup comme le desserrage d'un étau qui devenait franchement étouffant. Impression subjective quand on regarde les faits, mais impression suffisamment forte pour influencer réellement le travail. Nous avons l'impression d'être un peu le Phénix, cet oiseau mythologique qui, tous les 500 ans, se dressait un bûcher et, après y avoir brûlé, renaissait de ses cendres.
Je reproduis ici le dessin que j'ai affiché en salle des professeurs au lendemain des élections.
Un nouveau projet, une équipe neuve. La rentrée se fait dans une ambiance de remake ; une équipe nouvelle se réunit autour de deux "anciens" : la documentaliste et moi-même. Il s'agit cette fois de mettre en place un P.A.E. d'envergure, et les bonnes volontés ne manquent pas. Nous sommes en effet une douzaine, dont la moitié ne font pas partie de l'Education Nationale, mais sont impliqués dans l'action sociale sur le quartier.
Le projet est ambitieux : Une dramatique théâtrale et vidéo, une radio libre, un journal télévisé pour les élèves de troisième, l'écriture d'un "livret" de sciences naturelles. Les intervenants extérieurs rafraîchissent un peu nos habitudes en apportant quelques idées nouvelles et en bousculant les pratiques que nous avions jusque là. Il ne s'agit plus de modifier la classe mais de faire entrer quelque chose d'extérieur dans le collège. Pas entièrement nouveau mais tout de même assez différent pour obliger à une adaptation salutaire.
Et puis, nous apprenons incidemment qu'un service du ministère de l'Education (redevenue Nationale depuis les élections de juin 81) accueille des projets de Z.E.P. qui seront ensuite examinés et sélectionnés : les plus intéressants seront financés et réalisés ! Dès que j'en suis informé, je propose une réunion aux partenaires du P.A.E. et, instruit douloureusement cette fois de l'impossibilité de faire fonctionner dans l'ensemble d'un collège des structures coopératives, je suggère d'emblée une sorte de "confédération". Nous pourrions partager le collège en petites unités de cent élèves, faire cohabiter plusieurs doctrines pédagogiques en évitant qu'elles ne s'annulent.
Cette proposition est diversement accueillie. Mais elle a le mérite d'être discutée par tout le monde. Personne ne peut se réfugier derrière les habituelles excuses du style "ceci ne concerne que ceux qui veulent tout changer" puisque dans une telle hypothèse, tous, même les partisans acharnés des méthodes anciennes pourraient conserver une ou plusieurs unités. Pourtant, plusieurs réunions générales du personnel du collège vont mal tourner : un conflit violent naît autour de la future répartition des classes. Qui va enseigner en C.P.P.N. ? Une grande partie des certifiés et agrégés est hostile au fait qu'on puisse les faire travailler avec des élèves d'un niveau jugé trop bas. En fait, les difficultés ne viennent pas du niveau, mais plutôt du comportement et des problèmes relationnels qu'il faut affronter dans ces classes.
A la suite d'un débat particulièrement vif sur le sujet de la répartition des classes selon le grade, j'affiche au panneau syndical le texte suivant :
Vous avez dit : "Service PUBLIC de l'Education Nationale ?...
Dans l'histoire de France que j'ai peut-être mal assimilée, il me semble avoir appris quelques bribes d'instruction civique. Ce n'est plus à la mode... Cependant, par exemple, il m'a été enseigné que la République était un progrès sur la royauté, car "les hommes y naissent libres et égaux en droit". Ceci étant dit, la notion de service public est intéressante à analyser par rapport, par exemple, aux deux mots que comporte la locution (c'est comme ça qu'on dit ?) :
PUBLIC : ouvert à tous les citoyens.
SERVICE : au service de .... servir... quelque part, ça s'oppose à commander. Non ? Je me trompe peut-être...Mais je l'interprète comme le fait que nous sommes au service des enfants, mieux, de tous les enfants...
Dans une histoire plus récente, les défenseurs du service public sont souvent des hommes de gauche(s), laïcs, progressistes : leur objectif est d'apporter à tous les hommes la culture et le bien être afférents à la science. Cela se limiterait-il à ceux qui, non plus par le nom, mais par la situation sociale donc par la naissance (comme les nobles...) sont capables de s'intégrer dans la norme de la culture française que nous véhiculons ? Au collège, ce sont les élèves de 4° et de 3° dits "NORMAUX ». Se réserver ces élèves-là, laisser aux autres enseignants l'impuissance et la plaie ouverte, signe permanent que quelque chose ne va pas... n'est-ce pas quelque part nier le service public ? G. Mangel.
Ce type d'écrit assez vif dans le ton n'est pas nouveau pour moi : j'ai pris l'habitude d'afficher des tas de choses, y compris des textes libres, à condition qu'ils aient un rapport avec l'actualité, et un caractère plus ou moins syndical pour pouvoir les placer sur ce panneau. La demande faite à plusieurs reprises d'un panneau d'expression libre dans la salle des professeurs n'a jamais abouti : les craintes de voir un tel panneau devenir un organe de propagande incontrôlable a été la plus forte chez le Principal. Malgré tout, l'affichage en salle des professeurs a toujours eu un caractère assez personnel et a permis de dire beaucoup de ces choses qui coupent court à des dis cours débilitants du type de celui qui avait motivé cette dernière affiche. Efficacité garantie : peu de gens sont capables de soutenir une argumentation franchement discriminatoire sur les élèves ou de dire tout haut ce qu'ils voient ainsi stigmatisé. Je n'ai aucun scrupule à stigmatiser ainsi certaines attitudes particulièrement odieuses qui, sans cette arme de l'affiche brutale, se manifestent insidieusement sans avoir à se justifier.
Après ces luttes préparatoires, un projet finit par se mettre sur pied, ou plutôt sur papier. Le partage en unités ne rencontre pas de résistances cohérentes : chacun de ceux qui nous attendaient pour refuser le type de pédagogie que nous pratiquions se voit renvoyé à son unité dans laquelle il va pouvoir organiser à sa façon, choisir aussi, dans une certaine mesure ses partenaires puisque les enseignants de ce collège sont assez nombreux pour qu'on y trouve une grande diversité d'opinions, d'enseignants de chaque matière, pour que chaque unité puisse se structurer autour d'un projet cohérent correspondant au mieux au profil et aux convictions de chacun.
Les deux documents reproduits en annexes permettent de se rendre compte de l'état de nos réflexions.