Le temps a passé.
Quinze années se sont écoulées depuis la rentrée 75. Et que reste-t-il aujourd'hui de cette aventure, hormis quelques caractères typographiques qui se veulent ordonnés en signifiants ? Plusieurs regards pourraient y être portés. Celui de la pédagogie sous ses principaux aspects, c'est à dire du travail dans la classe, de la constitution d'une équipe de professeurs, regard qui se voudrait objectif, nous laissons aux collègues le soin d'en user en souhaitant qu'ils trouvent dans cet ouvrage une boîte à outils, ainsi que la description des risques à éviter pour réaliser une équipe pédagogique. D'un point de vue plus personnel, plus intime j'ai l'impression d'avoir vécu un grand et beau voyage, un peu chimérique.
Ce voyage commence au cours des stages de formation dans lesquels je me trouve plongé dans un abîme de réflexion, enveloppé d'une obscurité angoissante : les images du professeur savant y trouvent une fin soudaine et terrible. L'enseignant qui concocte son cours et déverse habilement le savoir dans l'entonnoir-sur-la-tête de chérubins passifs : mort ! Le fonctionnaire zélé qui cependant reste calme devant les échecs de ses élèves, le bon maître qui trouve la ressource de réconforter personnellement le cancre, le père du cancre, son directeur et ses collègues déprimés : étendus raides ! Cette galerie de portraits grinçants, je l'abandonne définitivement en commençant à pratiquer la Pédagogie Institutionnelle.
Dès la rentrée à W., je me trouve immergé dans cet environnement particulier, hostile et inquiétant. Et comme dans toute aventure qui se respecte, je rencontre des compagnons de travail. Le mot n'évoque pas seulement son ancêtre latin, le fameux trepalium instrument de torture, il signifie aussi les douleurs de l'enfantement. Avec ces compagnons, nous sommes si solidaires que nous parvenons même, chemin faisant, à forger quelques outils. Dur et patient mouvement du tâtonnement expérimental, je parcours un chemin qu'on pourrait souhaiter à tous les débutants. L'enseignement cependant ne favorise guère l'initiative en ce domaine : un professeur qui démarre se contente d'imiter ses "conseillers", plongé à la fois dans la solitude et la dépendance.
Ayant survécu aux premières épreuves, en particulier aux lazzi, menaces, échecs, refus scolaires et autres plaisanteries, je me retrouve entouré d'amis, construisant avec eux un mode de travail en collège qui recèle de grands trésors de savoir-faire, qui réalise la synthèse entre de multiples techniques pédagogiques. Les difficultés rencontrées depuis par les nombreux collègues qui ont entrepris de ré former le collège sont souvent celles que nous avions affrontées et parfois résolues. Cette fois, les embûches sont plus subtiles. Et je suis obligé, à leur côté, de calculer, de devenir stratège, d'élargir sans cesse mes vues tout en préservant ce qui se récolte dans la classe. Je prends un peu de hauteur par rapport au bain quotidien, goûtant les joies aériennes de la créativité, et ses angoisses aussi, bien sûr.
Les conflits avec l'autorité instituée vont éprouver durement mes espoirs. Epreuve du feu dont la violence ré sonne encore aujourd'hui dans mon souvenir. Et ce feu n'a pourtant pas détruit les instruments que nous avons fabriqués. Il m'a apporté un peu de modestie, et quelque chose qui s'apparente à de la liberté : l'illusion est plus dangereuse qu'une juste conscience de la réalité, même si celle-ci est amère. Les inspecteurs qui finalement nous estoquent m'ont certes laissé quelques cicatrices encore sensibles. Pourtant, j'en tire également aujourd'hui une autre leçon. La violence sécrétée par les hiérarchies aveugles est subie sans réaction par ceux qui, à leur tour, l'exercent sans réfléchir sur leurs inférieurs hiérarchiques. Communément, cette violence est acceptée comme un mal nécessaire. Si j'en souffre plus que d'autres, comme plu sieurs de mes compagnons, c'est peut-être à cause de ce refus catégorique de l'exercer aux dépens des élèves, plus précisément de certains élèves auxquels je continue à m'identifier : les plus défavorisés. Les coups encaissés ont imprimé en moi de manière très prégnante trois principes :
Le premier de ces principes concerne la totale iniquité d'un pouvoir fondé sur cet effet de cascade hiérarchique, et principalement s'il est exercé par quelqu'un qui ne connaît qu'intellectuellement la situation sur laquelle il se prononce : c'est souvent le cas, l'inspecteur ayant enseigné dans les classes brillantes avant de gravir ladite hiérarchie. Ce principe s'assortit d'une autre conception de l'autorité, un contrôle s'avérant bien entendu nécessaire. Il s'agit d'une obligation d'ouvrir la classe aux collègues et de parler avec ses pairs de ce qui s'y passe. L'inspecteur pourrait prendre sa place d'animation pédagogique et de notateur s'il était lui-même acteur à son niveau de ce genre de travail, en somme si le fait qu'il s'y connaisse soit incontestable.
Le deuxième principe est plus directement éthique : c'est la nécessité pour moi de ne pas faire subir à d'autres ce genre de pouvoir, en particulier dans les circonstances qui le rendent apparemment normal : les rapports entretenus dans l'enseignement entre les professeurs et les élèves mais également entre les enseignants et leur hiérarchie sont particulièrement favorables à ce type de relations.
Le troisième principe réside pour moi dans le désir bien vivant de découvrir et de mettre en oeuvre des moyens plus efficaces de combattre les aspects négatifs et mortifères de l'exercice du pouvoir et de l'autorité. Ayant connu les turbulences que le lecteur a pu découvrir au fil du récit, je me sens aujourd'hui beaucoup plus enclin à "laisser mûrir le coq" : je livre ici l'apologue tiré des contes des arts martiaux qui illustre cet état d'esprit. (33)
"Le roi Tcheou avait confié à Chi Hsing Tseu le dressage d'un coq de combat prometteur. Le roi attendait un dressage rapide et ne comprenait vraiment pas que dix jours après le début de l'entraînement il n'ait toujours pas eu de nouvelles des progrès du volatile. Il décida d'aller en personne trouver Chi pour lui demander si le coq était prêt.
- Oh non, sire, il est loin d'être suffisamment mûr. Il est encore fier et coléreux, répondit Chi.
De nouveau dix jours passèrent. Le roi, impatient, se renseigna auprès de Chi qui lui déclara :
- Le coq a fait des progrès, majesté, mais il n'est pas encore prêt car il réagit dès qu'il sent la présence d'un autre coq.
Dix jours plus tard, le roi, irrité d'avoir déjà tant attendu, vint chercher le coq pour le faire combattre. Chi s'interposa et expliqua :
"Pas maintenant, c'est beaucoup trop tôt ! Votre coq n'a pas complètement perdu tout désir de combat et sa fougue est toujours prête à se manifester."
Le roi ne comprenait pas très bien ce que radotait ce vieux Chi. La vitalité et la fougue de l'animal n'étaient elles pas la garantie de son efficacité ?! Enfin, comme Chi Hsing Tseu était le dresseur le plus réputé du royaume, il lui fit confiance malgré tout et attendit.
Dix jours s'écoulèrent. La patience du souverain était à bout. Cette fois le roi était décidé à mettre fin au dressage. Il fit venir Chi et le lui annonça sur un ton qui trahissait sa mauvaise humeur. Chi prit la parole en souriant pour dire :
"De toute façon, le coq est presque mûr. En effet, quand il entend chanter d'autres coqs, il ne réagit même plus, il demeure indifférent aux provocations, immobile comme s'il était de bois. Ses qualités sont maintenant solidement ancrées en lui et sa force intérieure s'est considérablement développée."
Effectivement, quand le roi voulut le faire combattre, les autres coqs n'étaient visiblement pas de taille à lutter avec lui. D'ailleurs, ils ne s'y risquaient même pas car ils s'enfuyaient dès qu'ils l'apercevaient."
Le terme provisoire de ces déambulations pourrait être cet état intérieur à la fois pacifié et déterminé que je ressens aujourd'hui au seuil de chaque journée de travail. Je ne pratique plus en collège. Le désir persiste et signe dans ma classe et dans mes activités de formateur. Ce pourrait être aussi l'espoir discret qu'il en subsiste mémoire au-delà du présent écrit, par exemple dans le fonctionne ment du collège.