Le texte qui suit aurait tout aussi bien pu emprunter son titre à ces quelques mots de sa première ligne, « Premiers pas en Education civique », mots qui pourraient d'ailleurs constituer aussi un très bon titre pour un manuel scolaire.
Mais l'histoire qui s'y déploie est d'une autre étoffe que celle d'une morale - quand bien même celle-ci se réclamerait de la laïcité - dont d'aucuns et de tous bords, depuis ces derniers mois1, mais aussi depuis bien plus longtemps, réclament le retour dans les programmes.
Il ne fait pas non plus l'apologie d'une méthode, la Pédagogie Institutionnelle, dont l'outil fétiche, « le » Conseil, trouverait, dans l'actualité récente ainsi que dans les très officielles et déjà anciennes instructions concernant les collèges, l'opportunité d'occuper, sous prétexte d'apprentissage citoyen, le terrain consacré à « l'heure de vie de classe », hors du temps de transmission des savoirs disciplinaires, pendant que la pédagogie des différentes disciplines demeurerait inchangée.
Non, c'est d'une autre programmation du hasard dont il s'agit ici, et qui s'enracine dans un enseignement disciplinaire dont le cadre semble bien ne pas se suffire à lui-même, n'ignorant pas les occasions qui, dans les entours, vont permettre à chacun, la prof y compris, de trouver à y reconnaître et y inscrire, sous le prétexte d'un projet collectif non joué d'avance, un peu de la singularité de son désir. Le sens d'une citoyenneté s'y construit entre les lignes, un peu à la manière dont Tosquelles disait d'Eluard qu'il « tricotait les mots »…
Ce vendredi du mois de septembre 2012, premiers pas en Education civique avec une classe de cinquième, au collège Aliénor d'Aquitaine (800 élèves) à 50 km de Bordeaux, dans une petite commune au cœur de la forêt des Landes de Gascogne. Je leur fais visionner des clips, réalisés par des lycéens, sur le thème des discriminations. Nous en discutons et, à la fin de l'heure, je leur propose de réfléchir en groupe ou individuellement sur la manière dont eux auraient envie de parler sur une discrimination. La consigne est de présenter un projet le vendredi de la semaine suivante. Étonnée de leurs retours, la fois suivante : certains ont fabriqué des affiches dont un avec la photo d'un petit cousin noir ; d'autres ont fait un diaporama, un groupe a écrit une scénette et enfin deux filles ont tourné un clip. Cet enthousiasme et ces productions m'invitent à partager cette émission entendue sur France Culture, le témoignage de Paul Niedermann, sur le camp de Gurs. Cet homme a connu à leur âge, la montée du nazisme, l'interdiction d'aller à l'école et dans les lieux publics, puis la déportation dans le camp de Gurs en Pyrénées Atlantiques, avant hélas d'affronter d'autres épreuves jusqu'à la fin de la guerre. Les élèves se mettent alors à rêver, partir sur ce lieu de mémoire, le camp de Gurs, pendant quelques jours en compagnie de Paul Niedermann. Mais comment ?
Avant de pouvoir faire écho à ce dessein, je rencontre la Principale du collège, sensible à ce projet mais qui m'explique qu'elle ne peut pas participer à son financement car tout projet doit être budgétisé et voté en conseil d'administration, l'année précédente. Cependant, non seulement elle nous encourage à le poursuivre, nous offre aussi son soutien : il se traduira par le financement de la publication de notre journal, par l'offre de la création d'un blog avec l'aide d'une association locale rémunérée par le collège sur toute l'année qui nous permettra d'exposer notre projet, ses avancées et ses aventures, et par la convocation d'un C.A. extraordinaire afin que les élèves puissent partir en avril lors des commémorations du camp. Par cette entrevue, je recherchais bien plus son accord que son aide financière. En effet, la démarche initiale d'un tel projet est prétexte à mettre des élèves au travail, à chercher à les rendre autonomes, à les réconcilier avec le français, les mathématiques, l'histoire, la géographie... à leur apprendre à travailler en groupes et à s'entraider. Pourtant, cette fois-là, la mise en œuvre du projet s'arrime dans l'écoute d'un désir d'élèves, d'une classe : désir de grandir, d'autonomie, de devenir sujets au sein du collège ?
Le vendredi suivant, je leur rapporte mon entrevue avec la Principale et leur décision ne se fait pas attendre, « nous tentons de réaliser ce projet ». Dans l'effervescence, les idées viennent de tout côté de la classe mais rien ne s'inscrit. Très vite, un « taisez-vous » est crié et les élèves demandent de l'organisation. Je propose qu'un d'entre eux écrive au tableau les idées dans un premier temps avant d'en discuter. S'inscrivent alors des propositions de financement, de budgétisation et d'activités pendant le séjour. A la fin de cette heure, les élèves ont créé différents ateliers : ceux pour gagner de l'argent, tombola, vente de gâteaux, vente de bijoux, vente d'un journal, ceux pour connaître les dépenses, bus, repas, hébergement, visites et ceux pour s'informer, Paul Niedermann, le camp de Gurs, les années 1930/40, l'histoire des Pyrénées, la guerre civile espagnole et les politiques discriminatoires des nazis. D'octobre à avril, les élèves de cette classe vont construire ce projet. Les temps d'élaboration se font en utilisant une des trois heures de cours que nous avons chaque semaine, le vendredi de 16h à 17h. Nous menons alors des conseils, des ateliers.
Les conseils ont lieu pendant 15 à 20 minutes selon l'ordre du jour : un élève est chargé du secrétariat tableau, un autre du secrétariat papier, un troisième est gardien du temps et un dernier distribue la parole. Ce temps de conseil sert à faire le point sur chaque atelier à partir des comptes-rendus de responsables, à prendre des décisions et à déposer des questions, des réflexions sur leur aventure et ses conséquences dans leur vie de collégiens. Rapidement, les élèves me demanderont d'occuper, à chaque conseil, la place du passeur de parole : cette fonction, me disent-ils, est difficile. En effet, elle requiert une écoute des autres et surtout elle demande un positionnement rigoureux. Peut-être leur refus d'assurer cette fonction ne tenait-il qu'à la confusion entre autorité et autoritarisme ? Car la parole, ils la prenaient : pour expliquer les avancées de leur groupe, pour peser et soupeser une idée avant d'en faire parfois une décision et pour s'expliquer entre eux lorsqu'ils sentaient qu'un ou plusieurs n'allaient pas bien dans la classe.
Les responsabilités se sont réparties par groupes d'activité, désignant leur responsable ainsi : le responsable « miam » ou vente des gâteaux, Arthur gère les besoins de fabrication, l'organisation du stand (demande administrative, matériel, prix, présentation), les participants à la vente et l'appel téléphonique pour prévenir le supermarché de leur venue. Bien sûr la responsabilité n'est qu'une fonction car le travail en équipe est essentiel. Les parents ont aussi leur place à prendre. Ainsi pour cette activité qui avait lieu le week-end, ils étaient sollicités pour amener le matériel et les enfants, pour l'achat des denrées pour confectionner les gâteaux. Lors du premier conseil, il avait été décidé de faire un courrier aux parents et à l'équipe pédagogique pour expliquer le projet et pour demander à ceux qui le souhaitaient un soutien logistique. Seul un enseignant sur 10 a répondu présent, les parents ont su prendre leur place. Un deuxième groupe miam a souhaité créer un autre lieu de vente dans une commune voisine. Un des élèves, Axel a pris rendez-vous avec la maire pour obtenir une autorisation. Intéressés par notre projet, la maire et le conseil municipal nous feront un don.
La responsabilité bijoux est partagée : Orane et Fiona gèrent leur stock, la fabrication, la vente avec des prix différents pour les camarades et pour les adultes. Elles ont mis en place des soirées pyjama pour fabriquer des boucles d'oreille et elles les vendent à la récréation, surtout aux mois de décembre et début janvier. La responsable tombola, Lucie est partie, dans un premier temps, avec deux amies, démarcher des magasins, sur trois communes. Elles ont réussi à collecter une trentaine de bons de cadeaux. Une mère a fabriqué des billets de tombola, qui ont été officialisés par le tampon du collège et qui ont été distribués à toute la classe et vendus. Le tirage au sort s'est fait au collège, un vendredi après-midi et les bons ont été donnés aux gagnants, à eux d'aller chercher leur lot.
La responsable journal, Camille démarche la Principale et la gestionnaire pour obtenir la gratuité de l'impression, obtient des laissez-passer dans l'établissement pour les intervieweurs, gère les abonnements, soit 6 numéros parus dont un spécial pour la sortie, et enfin elle s'occupe de la distribution des journaux auprès des vendeurs. Tous les jeudis de 12h à 13h, l'équipe de journalistes se réunit et travaille dans une salle de technologie avec de nombreux ordinateurs. Au fil des mois, ce petit groupe ne cessera de croître pour atteindre 16 personnes, soit les 2/3 de la classe. Ce journal, nommé « ça le truc » mettra à jour un épisode de la famille maternelle de Lucie. En effet, en proposant un abonnement à sa grand-mère, Lucie apprendra que son arrière grand-père, républicain espagnol a séjourné dans le camp de Gurs à son arrivée en France. Et c'est ainsi que sa grand-mère aura la gentillesse de passer un vendredi après-midi avec nous. Elle nous racontera l'histoire de son père et du camp de Gurs et nous parlera de l'accueil des réfugiés espagnols en France de 1939 à 1945.
Marie, la responsable budget, centralise les devis pour le bus, pour la location d'un gîte et des repas. Les élèves prospectent sur internet, appellent grâce à un libre accès au téléphone à l'accueil du collège qu'ils ont négocié, demandent des devis. Il ne restera ainsi plus qu'à la gestionnaire du collège de confirmer les locations et de payer les factures. Je me souviens de la prise de conscience des élèves à l'annonce du prix de la location du bus pour 48h : « c'est énorme, nous n'arriverons jamais à gagner la somme ! Et puis… il y a tout le reste ». Ils y sont arrivés, ils y ont cru, seuls 20 euros ont été demandés aux familles. Fiona, la trésorière du projet, reçoit les sommes gagnées et les verse au trésorier du foyer coopératif de l'établissement qui fera par la suite un don au collège afin que la gestionnaire puisse régler nos dépenses. Cette dernière s'impliquera dans l'accompagnement de notre trésorière mais aussi dans la présentation de notre projet au CA afin qu'il puisse être voté.
Enfin, le responsable blog coordonne les informations entre la classe et les créateurs du site. Lors de la mise en route de cet atelier, nous avions convié les animatrices à venir, pendant un conseil, nous présenter leurs objectifs, leurs idées. Six élèves ont joint cette activité. Lucas nous rendait des comptes sur leur travail et nous décidions en conseil de ce que nous aimerions pouvoir lire sur ce site. Il sera ainsi convenu d'y faire paraître des extraits de notre journal mensuel, le film tourné lors de la visite de la grand-mère de Lucie, les dossiers réalisés sur les années 1930/40, sur le camp de Gurs, sur la biographie de Paul Niedermann et enfin sur notre sortie. Au mois de mars, lors d'un conseil, nous prendrons la décision que je rentre en contact avec Monsieur Paul Niedermann, alors âgé de 84 ans. Une personne du mémorial de la Shoah lui fera suivre notre demande. Il me contactera très rapidement et proposera à la classe de le rejoindre au camp de Gurs lors des commémorations à la fin du mois d'avril. Après son échange avec les élèves pendant plus de deux heures, il m'avouera qu'il avait eu très peur de cette rencontre avec des jeunes de 12 ans mais qu'il en était ravi. Je lui rappelais que 12 ans, c'était l'âge qu'il avait lorsqu'il a dû faire face au nazisme. Mais en effet, cette préparation du projet tant dans le financement que dans son exploitation a changé ces élèves. Ludivine, qui en début d'année mettait en avant des commentaires familiaux discriminatoires pour expliquer la pauvreté, me dit une semaine après le voyage à Gurs : « j'ai dit à mon père d'arrêter de faire le petit Hitler ».
La visite au camp de Gurs et la rencontre avec Monsieur Paul Niedermann n'ont pas mis un point d'arrêt à la dynamique du groupe. La classe s'étant engagée à produire encore deux numéros du journal « ça le truc » a continué à se retrouver tous les jeudis. Et puis une autre aventure a vu le jour. En effet, lors d'un conseil, les élèves ont interrogé le retard que la classe avait pris dans le programme d'histoire-géographie : « ces chapitres non traités auront-ils des conséquences l'année prochaine ? Ne risque-t-on pas d'être défavorisés par rapport aux autres cinquièmes ? Est-ce que l'on pourrait rattraper notre retard ? ». Je pense que derrière ces interrogations, il y avait aussi les questionnements des parents, et peut-être les non-dits et les jalousies d'autres camarades. Car au niveau de la direction, je me souviens des paroles positives de la Principale et du Principal adjoint me faisant remarquer que, par ce projet, les élèves avaient remplis leurs missions de collégiens et avaient certainement acquis la plupart des items requis en cinquième.
Néanmoins, nous avons repris notre bâton de marche et inscrit au tableau les leçons qui nous restaient à étudier, les différentes manières de les traiter et le calendrier de mise en œuvre, celui des temps de préparation et celui des temps de présentation. Ainsi des nouvelles responsabilités se sont créées, de nouveaux groupes mis en place et la coopération s'est organisée : Ludivine, responsable du matériel et Andréa, responsable des lieux ont travaillé ensemble afin qu'à chaque heure de préparation des leçons, nous ayons soit accès au cdi soit à disposition dans notre salle de cours, livres, documents et ordinateurs.
Dans chaque groupe, les tâches se partagent, s'élaborent, et chaque élève apporte sa pierre à l'édifice. Ils prennent à cœur ce travail scolaire, je crois, non seulement parce qu'ils ont envie de montrer aux autres élèves et aux enseignants du collège qu'ils sont dignes jusqu'au bout de l'année de la confiance qu'on leur a faite, mais aussi parce qu'ils ont acquis, grâce à la réalisation du projet, des méthodes pour travailler en groupe, pour se partager les tâches. Ils ont mené cette activité avec sérieux : la réflexion de Méry-Lou résonne encore « je ne fais pas un exposé sur la Renaissance mais une leçon qui va apporter aux autres de la classe les explications et les exemples nécessaires pour comprendre et se souvenir de la Renaissance ».
Ce texte dessine une ambiance dans une classe où des dispositifs institutionnels se sont créés, mis en place, il n'a pas vocation à expliquer chaque activité. Nous observons ainsi qu'un ensemble de projets tout au long de l'année, peut donner la possibilité à chaque élève, de pouvoir saisir parmi la profusion des éléments de ce hasard ainsi programmé, un moment, un objet, un mot, occasion singulière de se prendre au jeu/je du travail, de sa responsabilité de collégien.
Mai 2015…, d'un peu partout, ça tire à boulet rouge sur une proposition de réforme2 qui voudrait mettre un frein aux effets d'élitisme produits par des filières qui sous prétexte de reconnaître le mérite des meilleurs, exacerbent, dès le collège, au sein de la population scolaire, une concurrence entretenue par ce que la formation des enseignants reproduit de leur propre recherche d'excellence. A cette aune-là, nombre d'élèves ne peuvent que décevoir, et ne plus trouver sens à leur scolarité, et à cet égard, les propos entendus en salles des profs sont parfois instructifs.
Les jeux sont-ils faits pour autant ?
A privilégier dans l'offre de coopération qui leur est faite à travers ce possible projet, l'un des termes de l'alternative qui le sous-tend : « moi et l'autre, et non pas, moi ou l'autre », il semble que les élèves de cette classe de cinquième aient très vite compris le parti qu'ils pouvaient en tirer, jusqu'à se sentir responsables pour certains, non pas de leur seul progrès dans l'apprentissage et la compréhension d'une discipline, mais du progrès et de la compréhension qu'ils pouvaient en provoquer chez d'autres.
Parlant d'instruction civique, il semble qu'il y ait là rien moins qu'un enjeu politique.
L'épi-est-sur-terre3
texte de Véronique Legouis
introduction et conclusion de Philippe Legouis
1 Nous sommes dans la suite des attentats de janvier 2015 à Paris.
2 Réforme du collège portée par la Ministre de l'Education Najat Vallaud-Belkacem, et adoptée par le Conseil Supérieur de l'Education le 10 avril 2015, visant à donner plus d'autonomie aux établissements pour qu'ils puissent mieux répondre aux besoins des élèves, notamment en matière d'apprentissage du travail en équipe et en groupe, et de développement de leur esprit coopératif et de leur esprit créatif.
3 L'Epi-est-sur-terre est une Equipe de Pédagogie Institutionnelle (Epi) inscrite dans le cadre du Conseil annuel du CEEPI (Collectif Européen d'Equipes de Pédagogie Institutionnelle). La constitution en « Epi » permet de parler de quelque « part », prise à un travail coopératif, parole relative et située, singulière donc, et de débusquer ainsi l'imposture de la parole généralisatrice.