Lire ci-dessous le texte de la communication de Sébastien Pesce, Docteur en Sciences de l'Education, CREF UPX-Nanterre, à l'occasion de sa présentation aux Journées de Janson en octobre 2009.
« Lieu de rencontre, lieu d'existence où tous et chacun ont trouvé leur place, ou ont cherché à s'en faire une comme êtres qui sont là. C'est un lieu à espaces multiples, chargés de significations diverses, de l'imprimerie au vivarium (…). C'est une première approche du milieu de la classe et il est à supposer que la disposition et l'aménagement de petits espaces ont, pour les enfants, une valeur affective très variable et riche, suivant l'importance inconsciente donnée à un espace ou à un autre. L'existence de lieux signifiés, pour inciter les enfants à agir en sécurité »[1].
La Pédagogie Institutionnelle a été décrite comme un nouvel âge de l'Education Nouvelle, celui de sa théorisation[2], ou comme « l'approfondissement systématique et continu des techniques Freinet »[3]. C'est par la proposition de modalités pédagogiques spécifiques et d'un échafaudage théorique que Fernand Oury prolonge, dans cet esprit, un intérêt pour le milieu omniprésent au moins depuis Rousseau dans l'Education Nouvelle : l'articulation entre deux dimensions spécifiques de l'espace (le lieu et le milieu), essentielle à la pédagogie de Fernand Oury, fait ainsi écho, en la prolongeant, à une réflexion visible déjà dans divers projets d'Education Nouvelle.
On doit à Rousseau (1762/1966 : 37) l'idée selon laquelle « chacun de nous est (…) formé par trois sortes de maîtres ». Ainsi, « l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est l'éducation des choses »[4]. A diverses reprises dans L'Emile, Rousseau suggère le rôle primordial joué par l'expérience que fait l'enfant de la nature, de son environnement, expérience selon lui plus à même que la « leçon verbale » de former l'esprit[5]. L'éducation offerte à L'Emile est une éducation en prise directe sur les choses et la Nature, à la source d'expériences formatrices. Il y a là des « lieux », ou du « lieu », mais à un autre niveau le lieu opère bien comme le moyen d'une médiation, il devient milieu en ce qu'il est porteur de significations potentiellement construites par l'enfant : « [Votre enfant] brise les meubles dont il se sert ; ne vous hâtez point de lui en donner d'autres : laissez-lui sentir le préjudice de la privation. Il casse les fenêtres de sa chambre ; laissez le vent souffler sur lui nuit et jour sans vous soucier des rhumes ; car il vaut mieux qu'il soit enrhumé que fou ».
« C'est le milieu qui éduque », et pas l'éducateur. Fernand Oury emprunte régulièrement l'expression à Freinet, pour qui la question de « l'espace » prend la double forme d'un rapport au lieu et au milieu. Le Lieu, c'est l'espace immédiat, matériel, constitué autant par la classe que l'on aménage que par le matériel, utile aux apprentissages, qu'on y rend disponible[6]. Le « milieu ambiant », c'est pour Freinet le monde auquel l'enfant progressivement accède lorsqu'il s'est suffisamment construit : « vers huit ans, l'enfant a à peu près achevé l'installation intérieure de la maison. Il se dirige vers les ouvertures et se rend compte qu'il y a tant de richesses encore à tirer de ses contacts avec le monde extérieur (…). Il ne se contente plus de connaître et d'expérimenter ; il veut maintenant réagir sur le milieu »[7]. Dans la classe Freinet, les supports pédagogiques, comme artefacts qui composent l'environnement direct, comme objets présents dans le lieu, deviennent à un second niveau un ensemble de médiations qui permettent d'organiser la relation entre l'enfant et le milieu : le pédagogue doit « redonner son sens et son dynamisme au besoin naturel d'entrer en relation avec le milieu ambiant et d'utiliser pour cela les techniques sans cesse perfectionnées que la science met à notre disposition »[8] : les signes linguistiques, l'écriture qui en fait usage et l'imprimerie qui la perfectionne, sont parmi les médiations (offertes par le lieu) entre l'enfant et son milieu[9].
II.1. Contre les effets néfastes des bidonvilles scolaires…
Il y a d'abord la dimension du lieu, l'environnement physique, matériel. Le pédagogue est conscient des effets psychiques potentiellement néfastes que peut avoir l'environnement sur le sujet : « la non-maîtrise de l'espace risque de provoquer de l'anxiété et des comportements réactionnels importants. L'école, lieu de vie collective, lieu de séjour, peut favoriser ou non, chez les enfants, l'adaptation active aux espaces mis à leur disposition, mais il paraît essentiel que l'espace soit vécu et non subi »[10]. La question de l'architecture est donc centrale[11]. Freinet avait déjà signalé les conséquences fâcheuses des grands ensembles scolaires, dont il observait la naissance dans les années 1960… il avait consacré l'un de ses invariants à la question : « la conception actuelle des grands ensembles scolaires aboutit à l'anonymat des maîtres et des élèves ; elle est, de ce fait, toujours une erreur et une entrave »[12]. En 1971 Oury dénonce, avec Vasquez, un rapport aux espaces scolaires régi uniquement par les règles (minutieuses) déterminées par la direction de l'école ; il suggère alors que le « groupe de la classe » doit se contenter d'agir sur l'espace limité par les murs de cette même classe[13]. Pourtant l'année suivante paraît Chronique de l'école caserne, qui se penche sur ce qui se passe hors des murs de la classe, dans l'école[14]. L'ouvrage dénonce les « bidonvilles scolaires » et les « hlm pédagogiques », et analyse « les conséquences du gigantisme architectural sur la santé mentale des écoliers »[15]. Contre cette version du milieu, Oury propose une alternative.
II.2. …le pédagogue travaille la richesse du milieu
La classe, c'est « l'atomium », « un univers », un environnement complexe, un système, dont le pédagogue manipule et organise les éléments, fournissant les ressources que la classe entière manipulera pour faire évoluer son environnement[16]. Chaque lieu a ainsi une fonction, et les enfants disposent d'une grande liberté d'action et de circulation, dès lors que les lieux sont adaptés et que leur usage est régi par des règles[17]. Cette complexité est prise en compte notamment dans l'identification de différentes dimensions de l'espace : il y a le « refuge », ou la zone personnelle de sécurité : de même que l'ouvrier considère comme sien le matériel de production qu'il utilise, l'élève dispose de son casier, lieu sacré dans lequel le pédagogue même ne va jamais voir ; il existe par ailleurs des « zones de fonction », associées à des responsabilités, des espaces spécifiques, délimités ; et il y a pour finir « l'espace collectif », la Classe Coopérative développant son action dans cet espace[18]. Par cette prise en compte du lieu, l'enseignant multiplie pour l'élève les occasions de découvrir, d'expérimenter, d'apprendre, d'entrer en relation. Et une telle attention suppose d'abord des préoccupations purement matérielles. On connaît les commentaires de Freinet sur la difficulté et la nécessité de trouver le matériel, de se procurer une presse, et le choix qu'ont fait (qu'ont dû faire) bien des instituteurs Freinet de financer avec leurs propres deniers l'équipement de la classe ; et encore pour Oury, il s'agit bien de faire « la chasse au matériel » : « la voie légale consisterait à convaincre le directeur d'utiliser les crédits. Mais pour convaincre il faut réussir, et pour réussir, il faut du matériel »[19]. La Classe Institutionnelle ne peut faire fi de la prise en compte des données économiques (les locaux, les moyens, le matériel), et derrière cette question des données matérielles se pose celle des dimensions imaginaires[20]. La Classe Coopérative Freinet, c'est donc d'abord les outils, et avec eux « l'impératif financier », la nécessité de bricoler, de trouver du matériel, conditions pour mettre en œuvre les « organisateurs technologiques » tels que l'imprimerie, bases d'une double structure : « techno-structure de la classe » (matérielle) et « structure coopérative » (sociale et symbolique)[21].
III.1. La prise en compte de l'espace, ressort du processus d'institutionnalisation
Si le pédagogue se préoccupe de la gestion matérielle, technique, des lieux dans lesquels les élèves évoluent, c'est parce qu'il est conscient des effets que cette organisation peut avoir sur les sujets : effets des lieux, des espaces, de la circulation[22]. L'espace de la classe devient donc l'un des ressorts du processus d'institutionnalisation. Il faut d'abord être quelque part, appartenir physiquement, avant de manipuler les données environnementales. Sur la base de son exploration de la classe, le sujet est amené à investir symboliquement, par le moyen d'échanges, de débats, de décisions, la Classe, non plus comme « salle », mais comme Espace Coopératif, structure sociale : « la classe est gérée par le groupe des élèves et du maître. Les transformations, les aménagements, les changements de disposition sont décidés en Conseil de Coopérative. Le fait d'avoir à prendre des décisions nous paraît de nature à favoriser les notions simples de distance et d'orientation »[23]. Dans les mots de Tosquelles, « on ne saurait pas envisager des institutions sans une assise spatiale »[24]. Car pour que le processus d'institutionnalisation se mette en branle, il faut d'abord que les élèves manipulent des objets, « parlent de leur vie scolaire quotidienne et s'efforcent de l'améliorer » : ainsi « les activités motivées, l'ouverture sur le monde, l'organisation précise du travail, des groupements, la différenciation des lieux et des moments, créent un univers de travail rationnel, efficace, éminemment formateur »[25].
III.2. Lieu et milieu, révélateurs des tensions fondatrices de la Pédagogie Institutionnelle
Une première tension constitutive de la Pédagogie Institutionnelle, c'est la tension entre l'institué et l'instituant, entre ce qui est donné et ce qui est construit, et à construire, par le groupe classe. L'Institution se développe au sein de l'établissement, et le groupe travaille à ce que la première joue avec le second sans jamais s'y réduire ou s'y enfermer. La classe est une structure, mais cette structure « n'est jamais donnée une fois pour toutes » : « l'institution éducative ou thérapeutique est observée comme un tout vivant, une structure dont la stabilité n'est qu'une apparence recouvrant un dynamisme sous-jacent dont elle est la manifestation »[26]. C'est bien en reconnaissant les contraintes du lieu matériel, mais aussi en s'en défiant et en transformant une part de ce qui semble relever de l'établissement, que le groupe classe s'approprie l'environnement et le détermine comme l'espace de déploiement de son autonomie. Tension toujours négociée et débattue entre établissement et institution, qui renvoie à une seconde tension : l'articulation entre les institutions internes (celles de la classe) et les institutions externes (l'école et son environnement socio-institutionnel plus large, y compris idéologique). Le milieu, la dimension symbolique de la classe, ne peut être véritablement pensé si l'enseignant oublie le rôle joué par les institutions externes : « le groupe d'enfants en situation scolaire (…) est traversé de part en part par les institutions scolaires et à travers elles par les institutions de la société bourgeoise »[27]. Et si Fernand Oury est prudent lorsqu'il parle de la manipulation des données qui définissent les institutions externes, il décrit bel et bien la nécessité d'une telle action, dût-elle être limitée[28].
III.3. Lieu, Milieu, et Identifications
Le lieu regorge de ressources, offre à la classe des objets de travail qui permettent de mettre en jeu la dialectique entre établissement et institution. Sur un autre plan, les espaces jouent un rôle essentiel dans la vie de chaque sujet du groupe classe. Les « coins aménagés » renvoient d'une certaine manière aux « terrains de réussite », à la variété des moyens « d'entrer » dans le projet de la classe ; ainsi chacun de ces espaces peut faire l'objet, pour un enfant, d'un « investissement affectif » : « l'existence de lieux signifiés peut avoir des conséquences importantes, pour inciter les enfants à agir en sécurité »[29]. Il faut entendre à deux niveaux au moins le terme « signifier ». L'enseignant « signale » des lieux, les propose aux élèves ; ou encore la classe, dans son travail de manipulation de l'environnement, est amenée elle-même à « signaler », à définir de tels lieux. A un autre niveau, chaque enfant peut s'engager dans un processus qui lui est propre, et par lequel il attribue une certaine valeur à un espace spécifique. Il le « consomme », au sens de Certeau[30], en fait quelque chose à sa manière, se l'approprie en lui donnant du sens. Par cette attribution de sens, en investissant des lieux, chacun joue son propre accès au symbolique. Ainsi Fernand Oury, s'appuyant sur les travaux de son frère Jean, définit ce processus : « il faut arriver à définir topologiquement un lieu qui permette la transition des messages, la création d'un langage, l'accession à la signification, l'affleurement inconscient à la loi du signifiant »[31]. Il existe donc « des endroits significatifs où un certain langage peut être transcrit, lieux où ça parle, même dans le silence »[32] : dès lors que les espaces se voient attribuer des significations, dès lors que ce qui est « établi » devient le support de l'activité d'institution, alors ce même lieu matériel se double d'une dimension symbolique, et devient milieu. Si l'espace ne peut être qu'occupé, traversé, ou « utilisé », le milieu lui peut faire l'objet d'identifications[33]. C'est, dans le cas de Miloud, « la porte du pouvoir », un élément de l'environnement physique qui devient signe, se double d'une signification qui, au terme de ce processus d'identification, joue un rôle déclencheur en vue de l'inscription de l'élève dans le groupe-classe[34].
III.4. Lieu psychique et prise de contrôle du milieu : les dimensions politique et critique
L'idée d'un « lieu psychique », proposée par Jacques Pain (2005), éclaire cette dimension symbolique propre au milieu : c'est l'« idée simple et structurante de considérer les institutions elles-mêmes comme des lieux psychiques, et alors de les reprendre, de les ‘rectifier' (Célestin Freinet), de les ‘aseptiser' (Jean Oury), pour qu'elles ne nuisent pas davantage, et éventuellement qu'elles autorisent l'émergence et la parole de sujets ». L'institution est elle-même un lieu, mais un lieu symbolique, signifiant, et devient le « tuteur de la maison symbolique »[35]. Elle est, comme lieu psychique, ce qui tient l'individu, le collectif, et surtout l'individu au sein du collectif, au regard de ses règles, et dans la cohérence de ses significations. L'institution inverse donc le rapport du sujet à son environnement. Alors que l'élève de l'école caserne était tenu, contraint, encadré, enfermé dans des lieux régis par des règles qui lui échappaient, l'enfant-sujet de la Pédagogie Institutionnelle déploie son autonomie en prenant le contrôle matériel et symbolique du milieu : il est (au sein d'un collectif et selon des règles nouvelles), le « maître des lieux ».
Derrière l'aspect très prosaïque du rapport au lieu matériel, il y a quelque chose de fondamentalement humain et social, que Fernand Oury a repéré : il y a ce que Pain appelle la visée d'une « maîtrise ‘psychopolitique' de la quotidienneté » [36]. La dimension politique de la classe institutionnelle, c'est d'abord le rapport au concret du monde, une approche très pragmatique, ce que rappelle Jean Oury[37] : « le politique non pas au sens abstrait du terme mais au sens concret de ce qui se passe ». La dimension politique de la classe suppose que le groupe mette en perspective les « affaires humaines », dans leurs aspects les plus concrets. C'est la définition même que donne Arendt du politique, accordant la même valeur au matériel et au symbolique. Lieu physique (réel, géographique) et utopie (au sens étymologique de lieu idéel), s'entrecroisent. Ainsi pour Arendt, ce sont, à égalité, le législateur et l'architecte qui sont les véritables fondateurs de la Cité Grecque[38]. Celui qui bâtit les murs et celui qui bâtit les lois fondent la Cité. Dans le vocabulaire de la Pédagogie Institutionnelle, les « quatre L » résument cette idée : des lieux, des limites (y compris physiques) et des lois dialoguent pour produire un langage, et plus généralement un univers symbolique, celui de l'Institution[39].
Ainsi lorsque Fernand Oury emprunte à Freinet la sortie enquête, il la transforme pour en faire l'outil d'une action politique. Appréhender le milieu dans la sortie enquête c'est prendre le contrôle symbolique de son environnement, le nommer collectivement. Plutôt que de faire confiance à l'auteur du manuel scolaire, le groupe classe part lui-même en quête d'informations sur son environnement, et en prend symboliquement le contrôle : il en détermine lui-même le sens. Oury part d'interrogations explicitement critiques : « Qui autorise les manuels ? Pourquoi y invoque-t-on indéfiniment un monde rural ancien, aujourd'hui en voie de disparition ? La femme des manuels scolaires ne travaille jamais hors de chez elle, pourquoi ? (…) Toute école est celle d'une société qui détermine le contenu de l'enseignement »[40]. Après la sortie enquête, le groupe travaille à mettre des mots sur le monde qu'il a découvert, et dont il partage l'expérience. Il y a, sur la base de cette exploration du milieu, matière à communiquer et à « symboliser » : « d'abord analyser et fournir les outils nécessaires : les mots symboles des choses et plus maniables qu'elles »[41].
IV.1. Le(s) complexe(s) éducatif(s), utopie(s) du Groupe d'Etudes Théoriques
D'une telle réflexion sur la fonction de l'espace dans l'acte éducatif, a émergé très tôt une idée évidente : pour prolonger l'esprit de la classe institutionnelle, il faut penser des espaces spécifiques, hors des seuls murs de la classe, espaces accueillant et favorisant l'activité instituante du groupe : c'est l'idée qui vient à n'importe quel instituteur sensé au bout de 3 jours de stage[42] ! Fernand Oury a participé, au sein toujours de collectifs, à une telle réflexion : réflexion sur une école qui ne soit pas l'école caserne, qui, elle, impose au pédagogue des « combats sans gloire »[43]. Ainsi à diverses reprises, Fernand Oury et le Groupe d'Etudes Théoriques proposent la création d'une institution originale, sous la forme d'un projet expérimental. Il s'agit de rassembler une équipe pluridisciplinaire, chargée de l'organisation d'une structure à visée thérapeutique et pédagogique. Cette réflexion semble commencer, du moins se formaliser, en 1963. Lorsque Fernand Oury l'évoque de nouveau en 1971 dans CCPI, c'est avec ce commentaire : « Utopistes notoires, nous élaborons régulièrement des projets stupides ». Oury cite alors le projet d'« Institut d'Education Thérapeutique » (le situant en 1963), puis le « Complexe Educatif Expérimental », pensé à partir de 1967 : « ce projet, le neuvième de la série, a été diffusé en mars 1968 »[44]. Ce projet d'Institution suppose des « utopistes notoires » qu'ils rompent, ponctuellement, avec une devise P.I.ste : « ne rien dire que nous n'ayons fait »… Il s'agit, pour une fois, de parler de ce qui n'a pas encore été fait mais pourrait l'être : Fernand Oury insiste, dans CCPI, sur le fait que le « C.E.E. » est présenté en annexe ; « ce livre, écrit au présent de l'indicatif, est terminé (…). Ce n'est qu'en annexe que nous nous autorisons le conditionnel »[45].
Les utopistes, ce sont ceux du G.E.T. (Groupe d'Etudes Théoriques), émanation du G.T.E. (Groupe Techniques Educatives, première « structure » de la Pédagogie Institutionnelle d'inspiration Psychanalytique)[46]. Chargé d'un travail d'analyse des pratiques de la classe coopérative, le G.E.T. rédige le premier projet, celui de l'Institut d'Education Thérapeutique, essentiel à l'identité naissante du groupe : c'est dans le même numéro d'Education et Techniques que sont publiés le compte-rendu d'AG prenant décision de la création du G.E.T. et le premier article sur l'Institut d'Education Thérapeutique[47]. Le G.E.T. a pour ambition de s'appuyer sur la richesse de la classe « TFPI », d'en identifier les principes essentiels, et de procéder, au terme de ce travail d'analyse, à une forme de transposition théorique, sous la forme d'un projet d'établissement innovant : « pourquoi ne pas utiliser le décret du 1er août 1957 qui autorise l'ouverture d'écoles expérimentales ? »[48]
Ainsi plusieurs documents sont diffusés à partir de 1963, présentant des projets d'établissement expérimental[49]. Mais des neuf projets revendiqués par Fernand Oury dans CCPI, on peut finalement affirmer que trois véritablement ont été rendus publics : l'Institut d'Education Thérapeutique (I.E.T.), pensé à partir de 1963, et présenté particulièrement en 1967 dans VPI ; le Complexe Educatif Expérimental (C.E.E.), élaboré à partir de 1967-1968, et présenté encore en 1971 dans CCPI ; pour finir le Centre de Psychothérapie et de Pédagogie Institutionnelles (C.P.P.I.), pensé semble-t-il à partir de 1971-1972.
IV.2. L'I.E.T.
Le projet d'I.E.T. (Institut d'Education Thérapeutique) est donc le premier à émerger des réflexions du G.E.T., faisant l'objet d'une publication en 1963[50], et présenté quelques mois plus tard, en mars 1964, devant un groupe de médecins[51]. Comme le nom du projet l'indique, la vocation est thérapeutique avant d'être « scolaire ». L'I.E.T. se définit d'abord comme « un hôpital de jour pour enfants névrotiques pré-psychotiques [et] psychotiques d'âge scolaire associé en vue d'une psychothérapie à une école active ». L'expression « complexe institutionnel » apparaît dès cette période pour décrire un établissement original, dans lequel l'école semble apparaître non seulement comme un élément parmi d'autres, mais surtout comme un élément inféodé à l'hôpital de jour, constituant le cœur du projet[52].
Cependant la description de l'I.E.T., malgré ces premières définitions, laisse apparaître le rôle central de la classe, en l'occurrence des classes, dans le projet global. La finalité de l'Institut est bien d'assurer la « thérapie intensive » de « 20 malades mentaux », mais surtout de favoriser l'intégration de ces enfants dans un groupe de « normaux » : 45 enfants suivraient à l'I.E.T. une « scolarité normale », dans 3 classes relativement hétérogènes en âges et en niveaux, et une dizaine de « retardés non psychotiques » complèteraient l'effectif. Ce qui sous-tend le projet tel qu'il est rédigé en 1963, c'est une double conviction : la première réaffirme l'éducabilité de chaque enfant, et refuse la stabilité de l'état de chacun, qu'il soit dans le groupe des « malades mentaux » ou dans celui des « retardés » ; si le G.E.T. se permet d'utiliser un tel vocabulaire, c'est parce qu'il n'est pas, dans l'esprit de ses membres, à ce point stigmatisant. Dans l'esprit de l'I.E.T., le « malade mental » peut opérer des transitions, depuis « l'hôpital » vers l'une des classes normales ou vers la classe de rattrapage, en passant par la « classe d'accueil », charnière entre l'école et l'hôpital. Seconde conviction, directement articulée à la précédente : c'est la cohabitation entre des « normaux » et des « malades », cohabitation bien sentie, pensée et organisée, qui va servir, en partie, de levier au travail thérapeutique.
Deux aspects déjà présents dans les textes de 1963 apparaîtront dans tous les textes à venir. Premier trait : une fonction essentielle de ces tracts ou brochures est de diffuser le projet pour recueillir des soutiens, identifier des partenaires, obtenir des financements. Derrière l'utopie revendiquée plus tard par Fernand Oury[53], il y a une volonté forte de concrétiser le projet. Second trait : les textes du G.E.T. argumentent la capacité du collectif à créer un tel établissement en mettant en avant une double réussite de l'institutionnel ; celle de la classe active, d'une part, celle de la thérapeutique institutionnelle d'autre part. Il s'agit alors de réunir et de mettre en cohérence, dans un même établissement, les réflexions et les pratiques développées d'un côté par Jean Oury ou Tosquelles, de l'autre dans les premières classes TFPI.
En 1967, VPI résume en quelques pages le projet, en insistant moins sur la structure que sur les enjeux théoriques[54]. Ainsi, l'idée initiale, celle d'une « école primaire expérimentale », paraissait irréaliste (« l'initiative ne peut venir que d'en haut »), et elle a été « provisoirement » abandonnée. Ce passage de VPI insiste sur la préoccupation de « non-ségrégation des enfants », mais aussi et avant tout sur la « possibilité d'utilisation de trois milieux thérapeutiques (classe active, classe dite « d'accueil », infirmerie) différents et disponibles à tout moment pour chaque enfant ». Les textes de 1963 insistaient plus précisément encore sur la question de l'implantation[55], et sur celle de l'« architecture ». « Trois principes directeurs » sont identifiés dès 1963 : 1. l'espace est « l'élément primordial » ; 2. la « notion d'adaptabilité des locaux selon les moments » ; 3. « la principale qualité d'un tel établissement est d'être transformable ».
IV.3. Le C.E.E.
Elaboré à partir de 1967, le Complexe Educatif Expérimental est largement connu grâce aux trente pages d'annexes que CCPI y consacre[56]. La dimension thérapeutique est alors bien moins présente, et on ne parle plus d'hôpital. Le terme de « complexe » permet aux auteurs d'insister sur l'articulation cohérente (plutôt que sur la juxtaposition) d'éléments dont la fonction est d'abord scolaire : l'école accueillante (pour 150, et non plus 75 enfants) ; un collège d'éducation secondaire (moyen d'échapper à « l'effet de masse » que perçoivent déjà les institutionnalistes, et que le collège unique viendra renforcer au fil des années 1970) ; une maison des jeunes, ouvrant des clubs à tous les membres du Complexe, prolongeant l'esprit des « ateliers » déjà évoqués dans le projet d'I.E.T. ; un centre de formation basé sur une dynamique d'alternance. L'ensemble de la présentation montre l'intérêt pour une approche diachronique du travail éducatif. Il ne s'agit plus simplement de penser, comme dans l'I.E.T., la cohérence de l'ensemble, mais aussi d'imaginer les « parcours » des élèves à travers l'institution, depuis l'école primaire jusqu'à la formation : une prise en charge globale et sur le long terme[57].
On perçoit davantage le C.E.E. comme un élargissement de l'espace de la classe coopérative, porté par une volonté affichée de passer de l'échelle de la classe à celle de l'école, et plus encore. La dimension spatiale est signalée dans cette description d'une « oasis dans la ville », mais aussi par un ensemble de remarques sur la dimension architecturale. Si les auteurs affirment qu'avec de bonnes institutions, ils sont capables de s'arranger avec les locaux dont ils disposeront, ils n'en citent pas moins certains points d'attention : « l'insonorisation, la ventilation, le chauffage… du terrain libre, des salles vastes, claires etc. ».
IV.4. Le C.P.P.I.
Alors que paraît CCPI, la réflexion semble déjà (quasiment) engagée autour d'un nouveau projet, celui du Centre de Psychothérapie et Pédagogie Institutionnelles. Une brochure de janvier 1973 présente ce projet[58]. On pourrait se risquer à dire (mais la brochure de 3 pages donne peu d'indications) que ce nouveau projet opère une sorte de synthèse entre I.E.T. et C.E.E. : l'intitulé affirme plus clairement l'articulation entré héritages thérapeutique et pédagogique ; « l'école accueillante » du C.E.E. devient « école accueillante et thérapeutique », le C.P.P.I. reprend le centre de soins psychiatriques (I.E.T.) autant que le centre de formation (C.E.E.), et des « maisons », semble-t-il des lieux de vie, viennent prolonger l'esprit du Complexe Educatif. Je ne m'attarderai pas sur ce troisième projet : d'une part parce que nous disposons de bien peu de documents ; d'autre part parce que la fonction de la brochure de 1973 est, bien plus que dans les documents précédents, d'affirmer la faisabilité du projet, et de lancer un appel en vue de sa réalisation. La présentation des contenus du projet est finalement minorée et, par exemple, la question de l'espace n'y est pas abordée.
On perçoit, dans les diverses brochures qui, au fil de cette décennie, présentent les différents projets, un sentiment d'urgence : urgence de la mise en œuvre, dans un contexte éducatif et thérapeutique national perçu comme pauvre (plus généralement incapable d'atteindre les objectifs élémentaires de l'éducation et du soin), d'une structure cohérente, fondée sur les apports de la thérapeutique et de la pédagogie institutionnelles. Et tous ces projets sont clairement alimentés par une longue réflexion sur les articulations entre espaces physiques, symboliques, psychiques. On retrouve une grande attention aux aspects matériels, à la description du lieu lui-même, et dans divers cas une liste est proposée des infrastructures dont le complexe disposerait[59] : le terrain libre, le stade, la piscine, le gymnase, la « fabrique » etc. : les principales activités propres aux techniques Freinet se voient offrir un espace spécifique, spécialisé, dans une logique de « coins aménagés » grandeur nature.
Les auteurs parlent de « pédagogie-fiction » pour définir leurs propositions[60], et ces propositions évoquent les utopies socialistes, les phalanstères, traductions d'une idée simple : l'environnement physique doit être entièrement aménagé pour exprimer un idéal social et rendre possibles les relations, les activités, les pratiques que suppose cet idéal. Si la vision de la Cité Socialiste peut effrayer, lorsque « l'institution totale »[61], entièrement « établie » par l'architecte idéaliste, menace de devenir institution totalitaire[62], il faut songer que le complexe éducatif s'inscrit, pour Oury, dans les logiques déjà évoquées : une institution qui, pour ne pas devenir totalitaire, offrirait à ceux qui y évoluent de la prendre en charge, de la transformer en permanence, alimentant le processus d'institutionnalisation.
Et, comme on peut l'imaginer, Oury et le G.E.T. injectent dans cette problématique spatiale une réflexion plus globale sur la manière dont enseignants, éducateurs, élèves, patients, pourraient investir le milieu[63]. Un tel complexe aurait une fonction thérapeutique, développerait une « dialectique entre expériences et hypothèses », favoriserait la coopération autour d'objets, s'appuierait sur une attention aux rythmes, supposerait une ouverture sur le milieu plus large. Loin d'être une bulle, le complexe éducatif, un lieu éducatif qui reconnaîtrait la dimension du « complexe » et, mieux encore, favoriserait sa mise en œuvre, serait autre chose, dans l'esprit des auteurs, qu'une « bulle » isolée d'un monde dont il faudrait s'éloigner, en se rassemblant dans une petite communauté d'ermites ; le complexe éducatif est bien plutôt un moyen, fort de sa propre complexité assumée, d'accueillir et de se coltiner la complexité du monde : « dès que l'école existe et parle, qu'elle peut donner sens à ce qui advient, elle peut accueillir, délivrée de sa phobie de l'impureté, l'information de masse, les parents, les initiatives des uns et des autres, les ‘personnes étrangères à l'établissement', les idées neuves, les dons, etc. Quand l'école parle, au lieu d'être parlée… »[64].
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BIBLIOGRAPHIE