date : 14 mars 2019
Extraits de la monographie Janot d'Aubervilliers
Extraits de Janot d'Aubervilliers (de 1962 à 1964), monographie de Danièle Clairon-Viallon, éditée au sein de la production des textes choisis dans Vers une pédagogie institutionnelle, livre composé par une équipe autour de Fernand Oury et AÏda Vasquez.
Ces extraits ci-après ont été retenus pour la présentation faite par Caus'actes au cours de l'étape francilienne du Tour de France de la PI du 23 mars 2019.
Janot a 11ans, il entre en classe de perfectionnement avec les normes requises : Q.I.61 représentant la moyenne réalisée à partir des tests du Binet-Simon et des cubes de Khos, le classant dans la catégorie des débiles...
A la rentrée, il a plutôt l'allure d'un chien efflanqué, il est maigre, fuyant le regard ; son père est croque-mort me dit-il, et sa mère élève les six enfants. Il apparaît comme un élève normal, bien adapté à la classe, sage je n'entends que rarement le son de sa voix, ne rencontre jamais son regard. Toujours prêt lorsque l'on commence un exercice...ayant le matériel nécessaire pour travailler... Pourtant, sur sa fiche scolaire est consigné : exclusion de 2 jours pour vol en 60-61... Ses intérêts en classe sont très restreints...ceux manifestés dans ses textes libres concernent : Johnny Hallyday, les blousons noirs, la télévision, le cinéma, sa grand-mère...
A la rentrée 64, se produit une modification de notre milieu physique. Notre classe est une excroissance de l'école de filles avec une double porte ouvrant directement sur la cour des garçons, et une autre communiquant avec le couloir des filles fermée à double-tour...L'école des garçons manquant à cette rentrée, d'une classe et celle parallèle à la nôtre chez les Filles, étant vide, les directeurs respectifs se sont entendus pour la laisser aux Garçons; une double porte est posée dans le couloir des filles, fermée à clé, Chacun chez soi...Cette nouvelle classe sera un niveau CE2, nous les Perf. venons juste après celles des CP. Les passages administratifs se font dans un certain ordre, ce qui multiplie les nôtres par 2...un matin je notais les passages dans notre classe. A 11h30, ils s'élevaient à 22…
Rien d'anormal d'autre à signaler, sauf qu'à la mi-novembre, vol d'une médaille par Janot, lors de notre visite au Musée de la Monnaie. Au conseil du 8/12 il est critiqué pour avoir volé un paquet de cigarettes dans le veston du prof d'atelier bois, en allant lui emprunter un massicot pour faire le journal.… Les jours suivants, il effectue des vols en chaîne au Prisunic : stylo, gants, etc. il fume dans la rue, et ce, jusqu'aux vacances de Noël…
Depuis novembre, il pousse aussi des hurlements sans raison, à différents moments de la journée, pour la moindre observation de son chef d'équipe ou de moi. Le 14 / 12, son comportement me semble incompréhensible, et je ne sais comment endiguer ses débordements gênant le travail.
Je travaillais alors, hors école, dans un groupe de volontaires : les GET autour de F.Oury et A.Vasquez qui écrivaient le livre Vers une P.I. l'illustrant avec des monographies. Ma demande d'aide pour Janot s'est entendue répondre par F. O : ne le dis pas, écris-le. Ce que je fis…Inquiète par une évolution qui semblait se faire à rebours, tous les jours, j'écrivais sur son comportement… les vols, les nombres, le faux judo, autant de repères chez lui qui semblaient répondre à une demande de valorisation, et à la voie qu'il devait suivre, indiquée par sa mère lorsque que j'allais la voir au moment du vol de la médaille… On l'sait bien qu'il ira en prison à sa sortie de l'école, il vole partout...pourtant, j'uis donne tout l'argent qui m'demande...»
Tout le 1er trimestre, il barre son prénom et écrit celui de René. Je le laisse faire, jusqu'au jour où,
papier administratif en main je lui montre son prénom écrit : Janot. « C'est mon grand cousin qui s'appelle René, il a 20 ans. ». Lors d'une visite de sa mère en mars, j'apprends qu'une petite soeur est née, prénommée Renée, comme elle-même ...
Je contiens tout juste son comportement... En classe, il vole, il hurle, mange beaucoup de bonbons, a des échanges nombreux avec Fredo, des artisses, un flingue contre du pain et du saucisson… Il lui prend son cartable, fait pipi dans l'évier des ateliers, fume, twiste pendant son travail libre...fin novembre, nombreuses critiques aux différents conseils. La dernière semaine de décembre, décision du Conseil : exclusion 2 jours de la classe… au bord des larmes, calme, il demande « chez qui je vais? ».
En janvier, il arrive en chantant du Johnny Hallyday Pour moi la vie va commencer...au moment du texte libre, il écrit Un rêve pas vrai… il estélu et corrigé par les différents groupes de niveau, pour être dans le journal. Il est plus calme, mais s'attaque toujours à Fredo… Fin février, il pose la question au Conseil quand est-ce qu'on va finir le théâtre de marionnettes ? Quand son équipe d'atelier est de travail libre, il recopie entièrement son cahier d'observation sur un nouveau cahier. et vient me remplacer à l'imprimerie pour que je lui corrige...Très fier de son 10, il le montre à Karim, t'as vu ? t'as vu ? Pendant qu'il recopie ses dessins d'observation, il interpelle ceux de son équipe hé les gars, le Père Noël, ça veut dire not'père à Noël...
A un des conseils suivants, réclamation de Paul pour les rideaux du castelet qui sont tout chiffonnés. Janot se propose pour les laver et les repasser… ce qu'il a fait. A différents conseils, il critique les outils mal rangés, propose d'allonger son histoire pour les marionnettes, et pose la question : quand est-ce qu'on commence les objets pour la fête des mères?
Au dernier trimestre 64, il critique, propose, travaille, laisse Fredo en paix, le cahierd'artisses et les échanges ont disparu, plus de vols (du moins connus). J'attends la rentrée 65 pour y croire...
Voici quelques titres de ses textes en novembre 64 : Beaugency - Au travail - Au sport - Au foot-ball - A l'hôpital.
Commentaires
- par F.O. : Pour essayer d'y voir,un peu clair, je reprends l'histoire. Tout était bien, Janot était un débile normal, un élève normal..Il n'était jamais là, il était avec Johnny H. Mais qui lui demandait d'être là ? Il n'empêchait pas la mécanique scolaire de fonctionner, n'est-ce pas l'essentiel ? Une sorte de suradapté scolaire...
- par A.V. : sa mythomanie, 350 blousons noirs, etc...ses histoires de changements de prénom, de naissance, ce judo mythique, tout cela prend l'allure d'une sorte de provocation à la maîtresse, à la société. On dirait que Janot veut se faire re-marquer, marquer à nouveau ? N'a-t-il pas été bien marqué? Peut-être veut-il se faire re-connaître, et par qui ?
Derrière ces pauvres histoires héroïques, quel désarroi ? Il semble y avoir tout un fantasme de délinquant. Certains vols n'étant que des passages à l'acte, sans motivation objective ?
Mais d'où vient ce fantasme de délinquance ? C'est quand même curieux comme avenir, la prison et la guillotine? S'il y avait derrière tout cela quelque culpabilité inconsciente bien cachée ? Bien sûr, c'est la naissance de Renée qui a fat renaître Janot, il s'est identifié à sa soeur, à sa mère, il a fait une belle régression au stade oral : il mange tout le temps, il vole du pain, il boit, il fume, il gueule, il rote...
F.O.: C'est facile de jouer au faux psychanalyste, mais ce n'est pas bien sérieux...: Janot cherchait à se faire remarquer. Or, il se trouvait dans un lieu nouveau, insolite, une drôle de classe où il pouvait être reconnu autrement que comme le fils de sa mère, de son père, (ou de sa grand-mère), où il pouvait exister en dehors de ses problèmes familiaux...
A.V.: sa monnaie habituelle, celle qui avait cours à la maison ou à l'école, se trouvait brusquement dévaluée. Il lui fallait en trouver une autre. Alors, il a cherché autre chose : il a commencé à bouger,
à agir, à parler. Janot délire peut-être, mais pas n'importe où, pas n'importe comment. Il est dans un univers structuré, où tout a un sens dont il faut tenir compte, un univers structuré, qui est aussi structurant, Janot va pouvoir se reconstruire...Mais comment ? Dans ce milieu, presque toutes les relations sont remédiées : le face à face, le corps à corps sont difficiles...Entre toi et moi, ou à côté, il y a toujours un objet, une activité, un autre, une loi. Tout devient à la fois possible et impossible. Que s'est-il passé ?
F.O.: De quoi s'agissait-il au fond ? Que Janot soit reconnu et se reconnaisse comme une personne avec un nom, un sexe, et cela Danièle Viallon, parce-qu'elle était une femme et non un monstre hybride, pouvait le faire.
Il s'agissait de faire apparaître chez Janot des traits distinctifs qui signifieraient : je suis moi Janot, un homme. Or les femmes, ça fait bien apparaître les hommes, les vrais et les faux ! Et Janot trouve autre chose. Être un homme pour la maîtresse, c'est peut-être travailler, savoir écrire, savoir donner...
A.V. : J'aurai bien voulu parler de sublimation pour expliquer les progrès inattendus de Janot. Le voleur est devenu caissier et il ne vole plus, alors que ce serait bien facile. Personne n'a rien dit ou fait pour éviter les vols. Janot a cessé de hurler : il parle en classe d'une façon nouvelle pour tout le groupe. Il travaille efficacement et dans le groupe, s'il n'est pas vraiment leader, il a une position de complément de la maîtresse, il aide les petits...
F.O. : Et si c'était le rôle de l'école de favoriser les sublimations ? Mais alors le métier de maîtresse d'école devient difficile et dangereux. Il l'est.
A.V.: Qu'on le veuille ou non, qu'on le reconnaisse ou qu'on le nie, s'établissent dans la classe des relations qui ont une importance décisive pour l'avenir des enfants. Nous pensons que c'est la politique de l'autruche qui est dangereuse et que, comme dit le Dr Richard, il vaut mieux éduquer
les yeux ouverts.
Du reste, je pense qu'il ne faut rien exagérer et que, dans la classe, telle que nous la définissons, le danger n'est pas grand : il peut y avoir transfert, attachement, rejet...cela ne se passe jamais en relation duelle...
F.O. : le groupe est là et les médiations aussi qui exercent une régulation, un contrôle inconscient, qui interviennent sitôt que les rapports éducateur-éduqué risquent de devenir rapport de couple. Contrairement à certains, nous ne pensons pas qu'il puisse y avoir à l'école, de couple éducatif maître-élève.