Jacques RICOT
J'aime, allez savoir pourquoi, ces deux alexandrins superbes et souvent ressassés de Corneille : "Une telle insolence, avoir osé paraître ! En public ! À ma vue ! Il en mourra le traître". Ainsi, me replongeant dans mon latin, je retrouve l'étymologie, ma compagne tant aimée : l'insolent, c'est l'insolite, celui qui sort de l'habituel.
Mais l'origine étymologique s'est perdue depuis quelques siècles et nous savons maintenant que l'insolence, sauf à cultiver esthétiquement l'irrévérence, dit une certaine souffrance et que l'élève insolent qui n'a pas les charmes de l'insolite solitaire, ne demande qu'à être arrêté dans son symptôme pour devenir intéressant.
Voici par exemple l'historiette vécue très récemment dans mon lycée. C'est une histoire d'insolence si l'on veut, que j'introduis ici par des considérations ordinaires.
J'explique souvent à mes grands élèves que l'école, (comparable à la justice, au théâtre, à la liturgie), est un lieu symbolique, une scène, où le travail n'est possible que si l'on sait instituer des rites qui la séparent de l'affairement de la vie quotidienne. Chacun sait bien que ces choses-là, on peut les dire avec les mots les plus simples, les vivre avec les repères les plus élémentaires. La classe, ce n'est pas la maison, on ne s'affale pas comme sur le canapé, on ne grignote pas du chocolat en froissant bruyamment par surcroît le papier, on arrive à l'heure.
Bref on maîtrise ses fonctions corporelles, on vit dans et avec le temps, on suspend la rumeur de la rue, on oublie les soucis familiaux. Chacun d'entre nous a souvent mesuré l'efficacité thérapeutique de cette institutionnalisation de la classe.
Je crois que cette année encore, dans cette Terminale A, où je passe huit heures hebdomadaires, Djamilla a retrouvé le sourire et le goût du travail grâce à cette ritualisation appuyée du cours : chez elle, on refuse jusqu'à l'idée qu'il faille travailler scolairement. Même chose pour Bruno qui, confié à la garde d'un père alcoolique se fait frapper régulièrement, ou encore pour Daphné, perturbée par la brutale séparation de ses parents.
L'autre jour, je surveillais un bac blanc. Imaginez le décor de rêve pour un devoir de philosophie : cent vingt élèves sont confortablement installés dans une ancienne chapelle (le lycée où j'enseigne a été construit avant la séparation de l'Église et de l'État), une lumière irisée inonde les visages et les tables à travers les vitraux, un silence studieux, imposé par l'architecture, règne majestueusement.
Après trois quarts d'heure, Karim se dirige vers l'autel devant lequel les surveillants sont naturellement placés et me demande respectueusement la permission d'aller aux toilettes. Je refuse et, dans l'ambiance solennelle du sanctuaire, je lui chuchote mes raisons, qu'il connaît d'ailleurs, puisque je les ai expliquées en cours : le jour du bac, il n'est pas permis selon les règlements en vigueur de quitter la salle, sauf en cas d'extrême nécessité ; aller aux toilettes n'est pas un droit, mais une tolérance coupable de certains surveillants, tolérance qui perturbe les autres élèves, favorise les fraudes, et provoque des envies contagieuses. Il me souvient, dans un élan de bonté démagogique, d'avoir laissé sortir, voici quatre ou cinq ans, les élèves de cette même chapelle. Le défilé avait été ininterrompu durant tout le temps du devoir. La contention requise par le labeur de l'intelligence avait été rendue impossible par l'épidémie énurétique déclenchée, par le laxisme du surveillant inexpérimenté. Le temple de la philosophie avait été transformé en vaste salle d'attente des urinoirs.
Ne voulant pas cependant torturer un pauvre bougre qui avait oublié de prendre ses précautions, mais ne souhaitant pas non plus être débordé par l'inévitable cortège qui allait immédiatement me submerger si je cédais, car cent vingt paires d'yeux distraits de leur méditation guettaient l'issue du dialogue, je passe discrètement un contrat avec Karim dont l'air de pénitent devant son confesseur invitait au compromis : vous sortez pour ne plus revenir et vous rédigez votre devoir dans une autre salle. Il quitte la salle sans demander son reste, il me rendra son devoir à midi.
Quelques minutes plus tard, se présente Hélène. Même demande d'abord polie, ou plus exactement charmeuse. Même refus de ma part, même proposition de compromis. Mais, réaction "insolite" de l'élève : elle amorce une discussion sur les besoins vitaux, sur l'incroyable et stupide application du règlement, et, pour finir, devant mon inflexibilité, elle sort, "insolente", proclamant bien haut en prenant l'air indigné d'un leader de manifestation lycéenne : "On n'a plus le droit de pisser ici". À midi, elle ne remettra pas de devoir, mais se bornera à exiger du surveillant un dialogue immédiat. Dialogue qui commence par la déclaration suivante : "Monsieur, puisque votre métier consiste à nous apprendre à réfléchir, vous devriez comprendre que les règles. ". J'interromps l'insolence à nouveau énurétique : "Je n'accepte pas, Mademoiselle, votre ton. Au revoir".
Je ne veux pas commenter lourdement ici une histoire toute récente, et qui connaît quelques prolongements intéressants. Ainsi la mère, (ben voyons !) est venue "se répandre" au lycée et expliquer qu'une jeune fille ayant ses règles était peu à l'aise pour le dire à un monsieur. (Elle croyait mentir habilement mais elle ne mentait pas, car derrière l'énurésie, il était bien question de règles et de règlement de soi.).
Hélène a une pensée qui n'est jamais construite, qui procède par jets successifs ; elle interrompt le travail d'enseignement par des paroles péremptoires, souvent argotiques (je veux dire anales, génitales, urétrales, il y en a pour tous les stades freudiens). Pour elle, Platon "déconne à plein tubes" (sic). J'en passe.
Hélène est intelligente, mais tout coule. Elle vit dans l'immédiateté. Nul ne l'a jamais endiguée, surtout pas son père absent, encore moins sa "mer".
Aucune argumentation conceptuelle ne peut l'aider, voilà pourquoi son insolence est bienvenue : elle permet à qui n'est pas sourd, de tenir, non plus un discours, mais une position.