travail de l'institutionnel DANS UN COLLEGE
écrit par Philippe Jubin, un collège de banlieue...
Travail de l'institutionnel dans un collège
Ce texte a été présenté, par Philippe Jubin , Directeur de Segpa, et Bernard Claux, Principal de collège, au colloque de PARIS X Nanterre de novembre 2008 : "Actualité de la pensée de Fernand Oury". Le texte a été travaillé au sein de l'équipe de Pédagogie institutionnelle Caus'Actes du CEEPI (note1) et publié en 2011 chez Matrice dans Actualité de la PI, le livre des groupes..
Philippe Jubin, directeur de SEGPA.
Un collège de banlieue, ZEP, zone sensible, classé RAR. Au-delà du collège, le quartier le plus pauvre de cette banlieue défavorisée.
Dans ce collège, une crise, installée depuis plusieurs années.
L'année d'avant : 28 conseils de discipline.
Une restructuration des bâtiments qui se terminera durant la première année de la nouvelle équipe de direction.
Par quoi commencer dans un tel contexte ? Par tout en même temps mais pas n'importe comment. Un point primordial : réinstaller une suffisante sécurité des personnes et des biens.
Déclinaison à trois niveaux :
1 - La sécurisation vis-à-vis de l'extérieur : faire que les élèves, les professeurs, les différents personnels ne soient plus agressés par des « extérieurs », parents, grands frères, grandes s½urs ou copains qui pouvaient s'introduire dans le collège pour aller demander des comptes à un autre élève, dans la cour de récréation (et provoquer des tensions, des violences, des bagarres), ou à un professeur en salle de classe, parce que ce dernier avait fait une remarque à un petit frère quelques heures auparavant.
2 - La sécurisation intérieure : arrêter par exemple la possibilité d'ouvrir la porte des salles de classes, ouverture souvent accompagnée d'insultes, pendant les cours, par un élève se promenant dans les couloirs et partant en courant, encapuchonné dans sa veste de survêtement qu'il refilera à un copain, le coup fait, afin que son signalement ne soit pas possible.
3 - La sécurisation des biens et des locaux contre les vols ou les dégradations. Combien d'ordinateurs disparus au collège en 5 ans ? Combien de vidéo projecteurs, de sacs à main, de téléphones portables ? Combien d'extincteurs vidés, combien de mètres de graffitis sur les murs ?
Parmi tous ces problèmes traités de front, tirons un fil : l' entrée dans le collège. Le choix est fait de les distinguer : celle des élèves (un petit portillon), celle des autres visiteurs, celle du parking.
Extrait du texte monographique :
Une autre porte est donc réservée aux parents, grands frères, représentants de maisons d'édition, livreurs... Elle permet d'entrer dans le bâtiment en arrivant devant la loge du gardien. Mais alors qu'avant, l'accès par ce passage était « libre », simplement barré par cette présence du gardien derrière sa vitre, une deuxième porte a maintenant été placée à l'intérieur du bâtiment. La personne qui arrive doit dire son identité et annoncer le but de sa visite. Elle ne peut entrer plus avant dans le collège, vers les bureaux administratifs en particulier, sans y avoir été invitée et que cette deuxième porte intérieure ait été libérée. Ce sas (de sécurité) offre des chaises pour patienter s'il y a attente. Le sas : un entre-deux qui peut servir de décompression, de lieu de détente, pour peu qu'il n'y soit pas dénué de sens, pour peu qu'il y ait accompagnement, paroles échangées. Un sas de sécurité se gère.
Collège bunker ?
Le collège Van Gogh n'ouvre pas sur une campagne bienveillante, sur une petite maison dans une prairie. Le quartier n'est pas très bucolique. Tout l'environnement n'est pas hostile, la vie est là, bouillonnante et conviviale, mais les crises sont également présentes, potentielles, complexes, ramifiées. Elles peuvent entrer dans le collège par un côté moulin ouvert à tout vent et qui serait connu.
Non. Ici n'est pas un moulin, on n'y entre pas comme on veut. Ce n'est pas un lieu public. On ne traverse pas la cour, avec son chien, parce que c'est plus rapide de passer par là pour rejoindre la « dalle » où se tient le marché hebdomadaire (anecdote rapportée par des anciens).
C'est beau une porte qui s'ouvre, on peut alors dire « bienvenue ». Mais pour ouvrir une porte, acte d'accueil volontaire, encore faut-il, au préalable, qu'elle soit fermée ; celles du collège l'ont été.
Premier constat : une secrétaire qui nous dit, au bout de quelques semaines, combien l'appréhension du matin l'a quittée, quand elle se prépare à venir au collège. Tout est dit.
Le débat sur la "bunkerisation" peut s'ouvrir maintenant sur des bases plus concrètes.
Une première sécurisation du collège est ainsi assurée, essentielle, peut-être transitoire mais essentielle à ce moment-là.
Petit à petit, les intrusions extérieures et les violences qui les accompagnaient, disparaissent. La sécurité des personnes et des biens étant mieux assurées, chacun, plus apaisé, peut se consacrer plus sereinement à sa tâche.
Un portillon est donc réservé aux élèves. L'élève est important et nous lui consacrons ce lieu (cette entrée) et ce temps (le temps de l'ouverture). Nous le reconnaissons en tant qu'élève et il n'est pas confondu avec quelqu'un d'autre. Au moins deux adultes sont là pour protéger tout le collège donc lui en particulier. Il peut le reconnaître. C'est l'hypothèse que nous faisons. Nous posons ainsi de nombreuses hypothèses, ça ne coûte pas cher et de loin en loin, une fois, pour un élève, on se dit : « tiens, ça a peut-être marché ».
Quelle prétention ! La façon de tenir le portail est donc essentielle pour la sécurité de l'ensemble. Mais il serait un peu simple d'en rester là. Voire insuffisant. Notre parti pris n'étant pas managérial, nous serions bien pauvres si la question du portail n'ouvrait pas un champ bien plus vaste, celui de l'accueil dans le collège.
D'où une question générale qui peut se décliner par exemple au niveau des portes d'entrée : comment passer d'une obligation sécuritaire à un élément constitutif de la fonction d'accueil ?
Et ce souci nous accompagne pour le passage de la porte d'entrée du matin, et du midi, et à 13h30, et à la fin de chaque cours bref tout au long de la journée.
Y compris quand les élèves sortent. La façon de se dire au revoir participe totalement de la fonction d'accueil.
Ce dispositif devient alors un élément d'une visée plus vaste qui est changer l'ambiance de l'établissement.
"C'est quand il y a rupture de l'ordre, qu'on se met à raconter quelque chose" nous dit Alain Guy dans son livre sur le jeu. Si je marche, il ne se passe rien. Si je trébuche, alors il y a un événement, après n'est pas pareil qu'avant. Nous reprenons l'idée : faire que l'enfant trébuche en arrivant au collège... Qu'il trébuche sur un sourire, une présence. Casser la marche répétitive et marquer le passage, le changement symbolique : constituer l'autre en sujet-élève. Rien de moins. Où du moins contribuer à..., ne pas barrer la possibilité.
On peut ne pas chercher à aider l'élève à prendre conscience que le paysage a changé : nous sommes alors du côté des « ça va de soi ». Il le sait bien qu'il est au collège maintenant, avec ses règles spécifiques. Certes. On peut aussi lui dire « eh mec ! Attention, le paysage a changé, et ton statut aussi, maintenant tu es un élève. » Le sourire et le bonjour sont là pour ça. Ils ont cette fonction de rupture et de lien, quelque chose qui délie l'avant pour relier dans le nouveau présent, une institution comme la définit Francis Imbert.
On passe alors de la non assistance à personnes en danger (note2) à un travail et au-delà, à une présence humaine.
Les portes ne sont pas grandes ouvertes. Le jeune a ainsi plus de chance de rencontrer l'autre. Sas de décompression (2 secondes). Le continuum est brisé. De jeune il devient élève : jeune inscrit dans une institution, le collège.
Les élèves montrent leur carnet en entrant dans le collège afin que les adultes vérifient qu'ils appartiennent bien au collège. Mais au bout d'un certain temps, on les connaît tous :
Mais tu me connais, pourquoi tu me le demandes ? dit l'élève un peu agacé au surveillant, en passant la grille.
C'est à cause des autres, égalité, tout le monde le fait...
Et puis nous savons que dans la journée, un professeur, un surveillant peut avoir besoin de ce carnet.
Montrer son carnet, ce n'est pas rien. C'est un laissez-passer, une façon de dire « je suis de ce collège, Van Gogh, c'est mon collège ». Ce n'est plus le professionnel adulte qui vérifie que l'élève fait partie du collège, c'est à ce dernier d'annoncer la nouvelle. C'est une façon également de brandir le règlement intérieur et l'emploi du temps. Ce carnet montre l'attachement au lieu mais également à ce qui le fait exister, ce qui le structure : les règles qui disent que tout n'est pas permis dans cet espace et dans ce temps. Car tout ne se joue pas dans la réalité. Ces gestes renvoient à d'autres scènes, dimensions imaginaires et symboliques. L'imaginaire à travers ces notions d'appartenance, le symbolique à partir du nom que je porte et du nom du collège, tous deux marqués sur le carnet, à travers le règlement intérieur et la loi du temps, à travers ces différentes inscriptions dans l'espace et la durée.
Le passage physique est marqué, le changement de statut également : de jeune dans la rue je passe à élève du collège Van Gogh, donc jeune inscrit dans un lieu, pour quelques heures, ce qui est bien plus qu'être simplement « jeune ».
Le « jeune » arrive avec sa problématique d'adolescent. Et l'institution collège va lui permettre de se confronter à la limite : tout n'est pas possible. Il va s'y cogner et si ce heurt est travaillé, peut-être un peu grandir. C'est beaucoup mieux que d'être simplement jeune et donc d'une certaine façon, non marqué par la limite.
Les élèves sont accueillis par des « bonjour, merci... », des regards s'échangent, des mimiques, des sourires, des présences corporelles.
Autrement dit, les adultes présents sont là. Mais c'est quoi être là ?
Humaniser le passage pour ne pas barrer la possibilité d'une rencontre ? L'enjeu est fort.
Petite histoire vraie : Carinne, la surveillante, est là, sous la bruine d'un matin d'automne.
« J'ai oublié mon carnet, je veux un ticket orange, dit l'élève.
?? Silence.
Je veux un ticket orange.
Pardon ?
Bonjour Carinne, j'ai oublié mon carnet je voudrais un ticket orange s'il te plait.
Bonjour Rachid, ça va ce matin ? »
Le sourire de Carinne et le sourire de l'élève en réponse, complice.
Elle remplit le ticket orange que l'élève doit prendre quand le carnet est oublié.
Je suis témoin. Il s'est joué quelque chose. Être suffisamment là, avec une position éthique basique du type : « On n'est pas des chiens, eux non-plus ». Respect. Suffisamment se respecter pour respecter l'autre. Parfois ça marche.
Il fait beau ce matin.
Fin de la petite histoire vraie. La sonnerie n'a pas encore retenti que déjà je sais que je n'ai pas raté ma journée.
Ce qui est décrit là relève-t-il simplement du comportementalisme, quand les attitudes répertoriées des professionnels n'ont plus qu'à être apprises puis appliquées ?
Être suffisamment présent, pas trop là mais pas absent non plus. Peut-être que du sourire, il n'en a rien à faire cet élève, ce jour-là, peut-être, alors être là, présent dans son acte et donner à l'autre la possibilité de croiser un chemin, ne pas barrer cette possibilité. L'empathie, c'est vraiment un peu trop collant. Déjà essayer de ne pas nuire.
Qu'est-ce que ça peut être insupportable ces bonjours obligés !
C'est sûr que s'ils sont obligés, ces bonjours, alors il vaut mieux ne rien dire et rester dans son bureau ou devant la machine à café.
La situation proposée par les adultes est une possibilité ouverte, offerte. A l'autre de s'en saisir, s'il le veut, ce jour-là, ce matin-là. A l'adulte professionnel de l'investir, s'il le veut, s'il le peut.
Mais l'élève qui part de chez lui un jour, pensera peut-être à ceux qui seront au portail à l'attendre. Là comme ailleurs cette institution amène du futur dans le présent. Cette volonté d'agir par laquelle on se remplit d'avenir.
Il pleut. Vous voyez, je suis là, avec vous. Bonjour, merci, sourire. Mais il y en a qui nous surprennent et qui disent bonjour en premier ou qui nous sourient les premiers. C'est bien ça.
C'est bien ça ? Rien à faire.
Le garçon renfrogné qui passe l'air buté a peut-être le plus besoin d'un petit signe ce matin-là. Et ce n'est pas par bonté d'âme ou par sensiblerie qu'on est là, mais parce que des dimensions éthiques et politiques sont présentes. C'est une prise de position que de dire et d'essayer de faire vivre, qu'on est du côté de l'humain, dans le matin clairet, à 8h30. Respecter l'autre là où il est, là où il en est, et ne pas l'abandonner au bord de la route.
Les élèves du collège Van Gogh, Petits malchanceux ? Voire. "Laisse les bonnes âmes des bonnes ½uvres se chatouiller la sensiblerie. Toi, fais ton métier". Cette citation est de Fernand Deligny. Elle est extraite de Graine de crapule, écrit il y a plus de soixante ans.
Comment faire son métier... convenablement, sans basculer dans l'obligation comportementale liée à la fonction, ou céder à la mode sociétale d'une communication qui capterait l'autre parce qu'il aurait quelque chose à lui vendre3 ? Comment faire pour qu'il y ait du duende, du feu intérieur, en reprenant une notion espagnole dont Federico Garcia Lorca a si bien parlé (note4) ?
Comment ne pas se mettre à compter les sourires du matin en remplissant sa feuille d'évaluation : « Zut, je n'ai pas tenu mon engagement (on appelle cela parfois un contrat, c'est quand on n'a rien compris), je n'ai fait que 23 sourires alors que je devais en faire 30. Oui chef, j'ai pris conscience de mes insuffisances, demain, je vous promets que je les ferai mes 30 sourires ».
La mode de la critérisation peut faire sourire certains praticiens. Ça s'évalue comment un petit signe qui un jour, dans une histoire singulière, a fait événement pour une personne, a fait qu'après, ce ne fut pas pareil qu'avant, un signe dont elle pourra parler avec émotion, quelques 30 ans plus tard :
« Je me souviens un jour, j'étais pas bien, et en entrant au collège un surveillant m'a regardé et je m'en souviens encore... ».
Qui est capable de regarder l'autre humainement, à 8h25, dans le petit matin pluvieux ?
Sans doute les moments d'échanges ou de reprise aident chacun à entrer dans ce travail particulier qui consiste à rester vivant.
Petite histoire vraie
Événement dramatique au collège. Un élève a raté une marche, poussé par son meilleur copain avec qui il chahutait tranquillement en descendant l'escalier. Sa tête a heurté le mur. Il ne bouge plus. Pompiers, SAMU, hôpital, hélicoptère, Paris Necker, coma.
Opération.
Le lendemain cellule psychologique dans le collège.
Un surveillant raconte :
« J'allais vers le CDI et devant le bureau du COP, je vois un élève. Je comprends. Il s'agit de Youssef, le copain qui a bousculé l'autre, hier. Il attendait pour être reçu par les psys. Je sens qu'il est mal. Je ne savais pas quoi faire. En face il y avait le bureau de la CPE. Je me suis mis dans l'encoignure de la porte et j'ai commencé à parler à la CPE, de la pluie et du beau temps et du match de ce soir, assez fort, en regardant la CPE et l'élève de temps en temps. Il entendait. Ça m'a fait du bien et comme ça, il n'était plus tout seul et il ne retournait plus ces idées dans la tête ».
Fin de la petite histoire vraie.
Monsieur le contrôleur-évaluateur du travail des surveillants, elle est où la ligne « a parlé de la pluie et du beau temps avec une CPE devant un élève » ?? Dans votre batterie d'indicateurs, ça rapporte combien d'envoyer un petit signe d'humanité discret ?
Et pourtant, et pourtant... La vie.
Voyant cet élève, le surveillant ne s'est pas précipité en disant : « alors, comment tu vas ? Oh là là, ce qui s'est passé hier, oh là là, mais tu sais, c'est pas grave et puis c'est pas de ta faute alors ça va ? ». Et on pourrait continuer : « dis-moi que ça va, s'il te plait, j'ai besoin que tu me dises que ça va, pour me sentir mieux et ne plus penser qu'il peut mourir, le petit garçon qui est à Necker, en ce moment, ça va hein ?... »
Ce surveillant ne s'est pas laissé envahir par sa propre inquiétude, il ne s'est pas payé sur la bête, il ne s'est pas servi de l'autre pour se faire faussement du bien et oublier un peu sa propre inquiétude.
Il a été capable de lancer un petit signe : « regarde, la vie est là, elle continue, tu n'es pas seul... ».
Parlant à l'une, il se préoccupait de l'autre.
Quels ont été les effets ? On n'en sait fichtre rien mais voilà : un élève mal dans sa tête, seul dans un couloir de son collège ZEP-sensible-violence n'a pas été abandonné.
Chapeau le surveillant ! Et on pourrait ajouter chapeau le collège parce que c'est le surveillant bien sûr, mais pas tout seul. On n'est jamais tout seul dans un collège comme ça.
Le vrai travail est invisible (note5). Il est rigueur et présence dans le cadre de l'école du temps long.
Philippe Jubin, ph.jubin@orange.fr
Pour le groupe Caus'Actes, voir le site : http://ceepi.org/rubrique.php3?id_rubrique=113
note1 : CEEPI - Collectif Européen des Equipes de Pédagogie Institutionnelle. Pour plus de renseignements concernant la Pédagogie institutionnelle, voir le site www.ceepi.org.
note2 : Personne en danger : l'élève qui sort d'une ou deux heures d'écran matinal ou qui a dormi 5 heures parce qu'il a regardé deux films dans la nuit.
note3 : Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie, Flammarion, Paris, 2006.
note4 : Jeu et théorie du Duende, Federico Garcia Lorca, éditions ALLIA, Paris, 2008.