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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : 13 avril 2024

Transpassibilité, le jardin de l'impossible
 
Les textes qui sont introduits ici et ainsi proposés à la lecture, ont pour scène inattendue, - et qui leur a donné occasion et prétexte -, un espace de travail informel en bordure et néanmoins au sein de l'activité d'une Équipe de Pédagogie Institutionnelle du Ceépi. Les quelques références auxquelles se rapportent certaines de leurs notes de fin de texte font appel à des outils d'analyse avec lesquels les membres de cette équipe avaient eu le temps et la possibilité de se familiariser pendant les années au cours desquelles ils/elles avaient travaillé ensemble.
En 2020, L'épi-est-sur-t'erre, composé de Véronique Legouis et de moi-même qui nous étions constitués en " Epi ", travaillait régulièrement en articulation avec cette équipe dont j'étais membre également, et à laquelle Véronique s'est intégrée elle-même au fil des responsabilités qu'elle avait été amenée à prendre au sein du Collectif Ceépi et au fil du travail que singulièrement elle avait pu partager avec cette équipe.
Le Ceépi, quand on déplie son sigle, apparaît comme un Collectif d'Équipes de PI. Structuré autour d'un Conseil annuel et d'un Bulletin Intérieur (BI), il a fait le pari, dès son origine, de la possibilité d'une mise en œuvre d'un travail en PI entre adultes. C'est à ce titre que L'épi-est-sur-t'erre a été amené à faire une présentation à deux voix de ce travail dans le cadre des journées Psychothérapie et Pédagogie Institutionnelles à la clinique La Borde en octobre 2023.
 
Il s'agit d'une présentation en trois temps :
 
- celui d'un premier échange de mails, duel (?), ayant émergé du flux d'interactions qui se poursuivaient dans les entours d'un chantier de publication de cette équipe,
 
- celui de la survenue d'un rêve où s'illustre, veut-on croire, une des notions mobilisées dans le travail d'analyse qu'a généré cette histoire, la transpassibilité,
 
- celui d'un second texte écrit dans la perspective d'une intégration, et au moins d'une restitution - qui a effectivement eu ''lieu'' -, de ce premier échange dans le cadre du travail de cette autre équipe, qui avait déjà croisé sur son chemin quelques-uns des thèmes qui y sont évoqués.
 
 
Le 11 mai 2020, je découvrais sur ma messagerie, envoyée par Lucie de manière inattendue et sous la forme d'un petit montage-diapo, une historiette intitulée « La légende du pot fêlé ». Les mots qui l'accompagnaient étaient les suivants : « Je me sens très fêlée mais ne vois pas trop les fleurs sur mon chemin... ». J'avais été intrigué par le libellé de l'objet du message qui, à ce que je pouvais en juger, paraissait ne s'adresser qu'à moi : « Tu aimeras peut-être ».
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Merci à Lucie
de nous avoir donné prétexte
à travailler et à écrire.
L'épi-est-sur-t'erre
 
 
Les images envoyées racontaient l'histoire d'une vieille femme qui transportait, reposant sur ses épaules, accrochés aux deux extrémités d'une perche, deux pots d'eau qu'elle allait régulièrement remplir au ruisseau et qu'elle portait le long d'une allée jusqu'au potager. L'un des deux pots était fêlé et répandait une partie de son eau sur l'un des côtés du chemin. On s'apercevait au fil de l'histoire que des fleurs, semées par la vieille femme à l'insu du pot fêlé, avaient fini par pousser en plate-bande sur ce côté du chemin. Mais Lucie, qui était une compétence reconnue en ce qui concerne l'approvisionnement en contenus et la mise en page ainsi qu'en ligne des modestes publications de cette équipe de PI et bien plus largement de notre groupe, semblait ce jour-là, et à ce qu'elle en écrivait, avoir des raisons de douter qu'une telle plus-value en vienne un jour, de sa flore, à agrémenter son paysage.
 
Nous étions en ces temps de pandémie et de confinement, quelques-uns, dont elle, à continuer parallèlement à travailler en distanciel ce qui en PI nous travaille... Ce message personnel venait croiser le chemin de nos travaux. J'avais entendu à plusieurs reprises à quel point Lucie, mobilisée par des tâches de maintenance de la machinerie institutionnelle constatait sa difficulté, voire son impossibilité à retrouver en elle le chemin d'une écriture singulière. Je décidais, à la lumière de nos références communes en PI, de lui envoyer un signe en retour.
 
« Bonjour Lucie, Que cette parabole arrive l'après-midi de notre réunion « chantier » où, si je me souviens bien, tu as interrogé dans le ça va/ça va pas ? ce qu'il en est de l'institutionnalisation, m'a suffisamment accompagné en sourdine pour que je recherche tout à l'heure dans l'entretien « Passages » du Livre des groupes in Actualité de la Pédagogie Institutionnelle 1, la page où Michel Exertier, à partir de l'expression ''entendre de traviol'' parle de la coexistence du ''moi social qui joue bien le principe de réalité'' avec ''la dimension poétique, intime, sans garantie ni protection... au delà des oripeaux sociaux''. A la page 75, il poursuit : "Chacun vient au monde à tout moment, et c'est formidable quand on revient au monde. C'est ça pour moi la PI : permettre que chacun renaisse lui-même, à chaque fois - je ne sais comment dire - et y compris les gamins, les textes libres, les paroles inattendues. C'est pas guérir. Guérir de quoi ? D'être un être humain ? D'être névrosé, dys-machin, ou dys-truc, tu parles ! On est fêlé, on est fêlé. Faut pas avoir peur de ça justement, c'est de "ça" dont on a peur, "ça", c'est freudien, donc c'est trivial, peur de ça..."
 
Et quelques lignes plus loin, à partir de l'expression "desserrer l'étau", il met en scène un gamin quand il fait son texte libre : "si c'est un vrai texte libre, ça veut dire que la machine classe, elle a desserré l'étau, et que les mâchoires qui le tenaient coincé le gamin... et pof ! Y a du vrai gamin, du gamin vrai qui sort un peu... Alors... oui, moi je me demande comment on peut desserrer l'étau qui nous étreint tous. Mais on ne desserre pas beaucoup, faut pas croire... mais un petit tour, c'est déjà ça..." J'ai rarement entendu parler d'"institutionnalisation" aussi bien que ça !
 
A la page précédente (p.74), Jubin relance le mot "poétique" pour qualifier cette dimension qui co-existe avec le moi social qui, lui, joue bien le principe de réalité. Et Michel enchaîne pour souligner qu'à la limite, il n'y a pas besoin d'un psy dans ce type de choses. Puis il précise : " Après, si l'on veut aller plus loin, peut-être qu'il en faut ".
 
Et Jubin commente alors, avec, à mon avis, une pointe d'opportunisme : " Alors on peut ne pas tout mélanger et savoir que l'on est enseignant ".
 
Je crois qu'on est là en plein dans l'objet de notre projet de publication, et de la problématique qu'il soulève pour nous enseignants. Est-ce qu'on envoie ce qui est au delà ou en deçà de cette fêlure chez le psy, juste pour pouvoir, par ailleurs, mener à bien et "normalement" notre mission d'enseignement ? Pas sûr si j'en crois la manière dont s'y prend Véronique pour aller chercher ses élèves "là où ils sont", c'est à dire là-à-partir-de-quoi ils vont pouvoir prendre appui pour renaître et donner du sens à leur vie et à leur travail (les deux !). Pas sûr non plus au regard de ce que je suis allé travailler chez les petits enfants sourds en créant (mais pas seulement) un théâtre de contes 2   en marionnettes qui s'exprimaient en langue des signes, quand je me suis interrogé sur le vide que par scientisme parfois prétentieux, on avait créé sous leurs pieds en pensant qu'il suffisait qu'ils accèdent au monde si bien organisé des catégorisations phonématiques et syntaxiques de la langue orale pour qu'ils puissent (vraiment ?) habiter une parole.
 
Et le porteur d'eau alors, suffit-il qu'il remplisse pleinement et fidèlement sa fonction ? Et la nature et la matérialité de ses outils permet-elle qu'à l'occasion d'une fêlure, l'imprévu d'une éclosion subjective puisse faire qu'un évènement inaugural y voit le jour ?
Si l'on voulait creuser un peu, on pourrait faire le lien avec ce que, dans Paysages de l'impossible 3 , Danielle Roulot rapporte d'une lettre adressée par E. un patient à son médecin, à la clinique de La Borde. Il y est question de l'émergence d'un évènement inaugural sur fond d'impossible (ou sur fond d'un "tout est possible" où n'advient jamais rien qui puisse s'écrire,... ce qui revient au même) :
Parlant des normopathes avec qui il travaille comme jardinier, ce patient s'écrie :
" Mais laissez donc pousser l'herbe ! elle vous a rien fait, l'herbe !
Ah, c'est sale, c'est sale ! Vous êtes aveugles, vous ne savez plus regarder la beauté d'une herbe,
l'insolence d'un pissenlit qui pousse en plein macadam,
la force de vie qui fait crever l'asphalte triste et noir comme la mort... "
 
Danielle Roulot commente :
" L'effet poétique vient ici en grande partie de ce que la supplique à laisser-être " l'insolence d'un pissenlit " nous apparaît aussi (d'abord) un pathétique plaidoyer et laisser être l'Ouvert. Le pouvoir de l'image ne s'exerce pas que sur les psychotiques dans leur attraction pour le miroir. Il y a aussi un pouvoir de l'image poétique qui "tient à son origine". L'image poétique, elle aussi, "surgit dans une injustification grandiose (une insolence), parce qu'elle apparaît en abîme dans la béance." (H. Maldiney), la béance d'une " asphalte triste et noire "... Et cette insolence vient ici superbement masquer l'insolite de ce surgissement. " Je pense que E. a raison ", poursuit Danielle Roulot : "macadam" est le Potentiel où l'infinitude des possibles n'est qu'un autre nom de l'impossible.
 
Elle fait à ce sujet référence à Henri Maldiney en le citant : " Ce rien d'où l'évènement surgit, l'évènement l'exprime lui-même par son originalité. L'ouverture à l'originaire [l'insolence de ce surgissement], la réceptivité accueillante à l'évènement, incluse dans la transformation de l'existant, constituent sa transpassibilité. Transpassibilité, poursuit Maldiney, qui fait défaut dans la psychose. Et son absence est responsable de la perte de la possibilité. "
L'autisme est l'impossible qui est aussi " impasse " de toute possibilité. Rien ne se passe, au sens où se créerait le passé. Rien ne se passe, puisque l'évènement n'a pas (de) lieu."
 
Il y a, dans cette parabole des deux cruches, dont l'une des deux s'est peut-être fêlée à force de trop aller à l'eau (tu connais le proverbe), une métaphore de ce qu'est l'ambivalence de l'outil, à la fois fonctionnel et qui fait le travail pour lequel il est fait, et poétique parce qu'il s'est écarté (déplacé) de ce rôle-là (il devient arrosoir par catachrèse !), ce qui, peut-être, fait dire à Michel : " Oui, il faut savoir gérer les deux bouts de la corde en même temps et ce n'est pas facile (...) la levée des faux masques, des adhérences ".

Dans un premier temps, je me suis arrêté là...
… et puis Lucie m'a fait un signe en retour, dans lequel elle interrogeait la notion de
« transpassibilité ».
 
« Merci Philippe de ton retour
transpassibilité : je comprends pas
ouverture à l'originaire oui
réceptivité accueillante oui
possibilité...
le langage de Michel est plus concret !!
le tien aussi dans la reprise des 2 cruches, merci. Lucie »
 
C'est vrai que, ''transpassibilité'', ce n'est pas un mot qu'on rencontre à tous les coins de rue... Jean Oury le situe chez Maldiney où il côtoie la notion de « transpossible », au sens où il y a, à un certain moment, une « possibilisation » qui germe dans l'infinitude des possibilités qui demeureraient à l'état inerte (équivalentes au néant) si cette propriété de « trans-passibilité » ne rendait cet inerte « passible » d'un élan à l'appel de... ???
J'ai donc continué à écrire... dans le document suivant.
 
 
Transpassibilité
 
En introduction, une référence à un travail passé, paru dans le 4'pages, n°2 du groupe Caus'actes du Ceépi (2006) intitulé « La coopération »4 :
Hétérogénéité et transpassible, p.3 :
"Dans son article intitulé « Accueil et transpassible », Jean Oury évoque ce que Maldiney appelle le ''transpassible'' comme corollaire de l'institutionnalisation.
La transpassibilité est une possibilité qui nous excède, en ce qu'elle fonde toute possibilité pour nous d'exister, parce qu'elle est en deça de tout projet (...)
Le réel, explique Maldiney, est toujours ce qu'on n'attendait pas.
S'il n'y a pas de transpassible, il n'y a pas de possible.''
L'hétérogénéité que suppose et produit la coopérative, peut créer les conditions de cette attente qui n'attend rien. (rien de particulier mais qui attend quand-même qu'il arrive quelque chose).
_______________________________________
 
Mais avant d'aborder ce second texte qui s'adressait à l'ensemble de l'équipe, prenons connaissance de la manière dont, a posteriori, au cours de la rédaction de ce travail, Véronique a été amenée à faire cet outil à sa main :
 
« La transpassibilité me travaille, même la nuit, elle s'invite dans mes rêves :
de ma position, je vois Philippe de dos, vêtu de blanc, je ne distingue que le haut de son corps, je suppose qu'il est assis. Il est en train de m'appeler, au loin devant lui. Je me vois ainsi, au loin par dessus son épaule. Je suis là avec l'impression que celle que je vois est de l'autre côté d'un miroir.
Étonnant ! Ce rêve ouvre une dimension de la compréhension d'une peinture de Magritte, La reproduction interdite, celle qui représente un homme qui se voit de dos dans un miroir. Comme dans cette peinture, ce qui est important ce n'est pas tant ce que je perçois mais bien plus mon positionnement, ma situation. Le déplacement ouvre la possibilité d'un autre sens, d'une autre dimension. Il me fait penser, travailler à mon positionnement dans la classe : pour aller chercher les élèves là où ils sont, il est salutaire de faire un mouvement, un pas de côté. Que faut-il entendre par pas de côté : lorsque je vois un élève qui ne donne pas de signe, ne semble pas inscrit, il n'est pas là, pas présent à son devenir. Que faire ? Ouvrir des espaces, laisser émerger le « passible », ce qui permettra à un élève de « re/trouver » un possible pour s'inscrire dans le travail, dans son évolution d'être humain. C'est un peu comme le bus de Tosquelles, le prof est ce bus qui passe, qui s'arrête aux différents arrêts prévus même si personne n'est encore prêt à y monter jusqu'au jour où...
 
Pendant quelques mois dans un collège de la banlieue bordelaise, j'ai remplacé une collègue d'histoire-géo. Dans cette classe de cinquième, la première heure je prends le temps de me présenter, de dire qu'est-ce que je fous là : faire des cours certainement, des cours qui devraient pouvoir s'adresser à chacun d'eux, dans leur parcours scolaire, leur histoire, leur devenir humain, de citoyen, et des cours qui pourraient être inventés, travaillés collectivement et puis pourquoi pas faire des choses qui donnent du sens à ces temps passés ensemble.
Un élève est venu à la fin de cette heure me demander l'autorisation de ne pas travailler pendant mes cours. Étonnée, surprise, certes, j'ai accepté sans condition et sans aucune explication. Il était « là », dans la classe, présent à tous les cours (il est vrai qu'en collège, on ne peut pas éviter le cours). Je ne le voyais pas, il n'était pas sur mon radar. Cet accord tacite entre cet élève et moi n'a pas empiété sur l'ambiance de la classe, sur les cours. Il était discret. Je n'ai jamais su s'il en avait parlé avec des élèves de sa classe ou si des élèves l'avaient questionné sur son attitude. Personne ne m'a interrogé, personne n'a dit mot. Il ne s'est rien passé, on a tous fait du « rien 5 ».
 
Quelques mois après ce remplacement, je suis revenue au collège. Je vois encore ce moment, dans un couloir, soudainement un élève sort d'un rang devant une classe et il m'interpelle : « Madame, j'ai 17 de moyenne en histoire/géo, vous voyez je travaille bien ! » «  Bravo, je ne doute pas de votre réussite ». Quelques mots échangés et chacun a poursuivi sa route.
 
Aujourd'hui encore, je suis encore étonnée de cet échange avec cet élève, de cette autorisation au rien 6. Seuls ces quelques mots sont restés, se sont gravés. Je ne sais pas pourquoi il avait besoin de ne rien faire, peut-être « muser 7 » ?, mais ce que je sais c'est que je continue à m'autoriser à accompagner des demandes inattendues.
Véronique Legouis
 
Comment parler du transpassible ? Comment le concevoir ?... puisqu'il s'agit bien là de créer une catégorie... qui excède nos catégorisations existantes.
Dans mon mail d'hier, je citais Exertier quand il parle de fêlure en lien avec la co-existence nécessaire en chacun du "moi social qui joue bien le principe de réalité" et de "la dimension poétique, intime, sans garantie ni protection... au delà des oripeaux sociaux".
Dans mon histoire avec Michel, cette question de fêlure fait partie des bases de ce qui a scellé notre
rencontre, sur les trottoirs des rues qui environnaient l'Institut des Sourds de la rue Saint Jacques : nous parlions sans doute à ce moment-là des situations surréalistes dans lesquelles les élèves-professeurs (dont moi, en l'occurrence) se trouvaient impliqués dans le contexte de leur formation, et voilà qu'il me dit, me parlant des professeurs qui nous prodiguaient les cours normaux : " Ils sont pas fêlés !"
Pouvais-je comprendre alors mieux que toi aujourd'hui en ce qui concerne le transpassible de Maldiney, ce qu' il entendait par cette référence à une fêlure ?
 
Pourtant, à mes yeux d'aujourd'hui, les deux sont étroitement liés, et ce lien suppose de partir en exploration du côté de l'univers, non de la cruche qui remplit bien sa fonction de porteuse d'eau (il n'y a pas grand-chose à en dire : son monde est simple !), mais plutôt de celle qui y fait défaut, celle qui fuit parce qu'elle est fêlée.
 
Mais partons quand-même de la cruche qui ''va bien''... son monde est bien organisé, grâce à une catégorisation du monde qu'on lui a transmise à l'école, mais aussi à la maison, et si tout s'est si bien passé pour elle, c'est que son histoire en tant que sujet a pu commencer un jour par un évènement qui a inauguré, rendu possible, d'entrer dans ce monde si bien organisé par les catégories de la langue. Peut-être d'ailleurs que cet événement inaugural est passé inaperçu, mais on peut faire l'hypothèse qu'il a existé : « Bienvenue chez les cruches normopathes » dirait peut-être Jean-Oury. Et Michel ajouterait peut-être : « ... et dont le moi social joue bien le principe de réalité ». Après tout, il n'est pas impensable même que l'eau qu'elle transporte soit utilisée parfois pour arroser des plate-bandes de fleurs ''sauvages'' préplanifiées ailleurs... elle peut se sentir d'autant plus utile qu'étant ainsi au service des biens, elle rend la vie agréable à nombre de ses semblables.
 
Mais imaginons un instant que tout ne se soit pas aussi bien passé pour la cruche qui remplit si bien sa fonction de porteuse d'eau, et qu'il y ait eu un "hic" du côté de cet évènement inaugural qui l'aurait fait rentrer dans l'univers du discours... que cette possibilité ne se soit pas faite jour. C'est là que ça devient intéressant d'aller voir d'un peu plus près ce que quelqu'un comme Danielle Roulot en a exploré, elle dont c'était le pain quotidien d'être dans le paysage de gens pour lesquels ce passage ne s'était pas (bien) passé.
 
Elle nous fait partager la poésie qui émane d'une lettre d'un patient à son médecin où il est question de l'émergence d'une fleur de pissenlit, ailleurs que dans une plate-bande préprogrammée... dans l'asphalte triste et noir (un évènement !). Un évènement qui surgit de l'impossible. Une possibilité qui dès lors existe alors qu'elle n'avait pas même conscience de pouvoir exister quand, in-différente (et donc indistincte) des autres possibilités, elle faisait partie d'un champ des possibles où "tout" est encore possible... Et Danielle Roulot de préciser qu'un tel champ des possibles, d'où aucun évènement ne voit le jour, peut aussi bien être considéré comme le champ d'une impossibilité où "ça ne cesse pas de ne pas s'écrire", autrement dit : un ensemble vide.
 
Sauf que ce champ où ça ne cesse pas de ne pas s'écrire et qui pourrait équivaloir à "rien", rien du "tout" (« une béance » dit-elle), il peut aussi, après tout, être considéré comme "passible" d'accueillir cet insolent mouvement d'émergence qui fera qu'un jour, un pissenlit surgira de l'asphalte triste et noir. C'est cette ''propriété'' du tout et rien à la fois, et qui semble bien s'appliquer à un lieu (?) hors temps, que Maldiney nous propose d'appeler la "transpassibilité" : "trans" parce qu'elle est à la base de la possibilité pour un possible encore indifférencié de faire événement en venant à l'existence, c'est à dire en premier lieu, de ne plus être assimilé au rien inerte, mouvement qu'il appelle ''possibilisation''. Toute la différence entre une béance vers le néant et l'Ouvert !
 
A partir de là, on peut penser que le monde n'est plus le même, pour des personnes telles que celles dont Danielle Roulot a partagé le paysage, mais aussi pour des élèves tels que ceux qui sont accueillis dans les classes où travaille Véronique, quand la notion de transpassibilité ouvre, dans l'esprit d'un autre qui les soigne ou qui les enseigne, mais aussi par voie de conséquence en eux-même, la possibilité souvent déniée par ailleurs, de disposer ainsi d'une base germinale à « l'élan retenu de l'herbe qui pousse » qui les appelle à re-venir au monde.
 
Je reviens sur l'image de ''desserrer l'étau'' d'un mo(n)de adaptatif où une certaine conception de
l'intelligence laisserait peu de place à la fêlure, à l'émergence, et où, tout autre hasard que celui d'un choix entre des catégories préétablies aux contours immuables serait exclu... un monde où suivre un itinéraire trop bien fléché abolirait la possibilité que le chemin puisse se faire en marchant... pas après pas, ou mot après mot... Quand on parle d'institutionnalisation, peut-être est-il important de conserver à l'esprit la dimension oxymorique de l'expression dont Jean Oury dit qu'on l'avait raillée à l'époque : ''Programmer le hasard '' ! Dimension oxymorique qui fait qu'on parle d'institutionnalisation du sujet au sens où Pierre Legendre écrit qu' « Instituer ne serait rien s'il ne s'agissait d'instituer la possibilité de vivre ».
 
L'entreprise ne souffre pas la confusion, et même si on parle aussi d'institutionnaliser le milieu-classe ou de soigner l'hôpital, on ne peut qu'entendre comme une mise en garde, à la lumière de la notion de transpassibilité chez Maldiney, cette affirmation de Pierre Delion 8, leçon, dit-il, héritée de Jean Oury : « l'institution est secondaire à la rencontre avec le patient. Sa psychopathologie transférentielle peut seule nous guider pour la construction avec lui de son institution adéquate », mise en garde qui peut être rapprochée du risque, souligné par Tosquelles 9, de substituer une loi préformée à l'institutionnalisation qui est « la structuration de l'institution par le malade lui-même où, le cas échéant, de nouvelles lois se dégagent, intégrant le désir, ou plutôt l'affect... A la place du devenir, et à la mobilité du transfert, il risque d'offrir au malade un jeu de à prendre ou à laisser ».
 
Certes, je n'oublie pas que je suis enseignant, ni l'argument-massue brandi par certains commentateurs de l'opposition entre Raymond Fontvieille et Fernand Oury 10, que l'un ne considérait pas ses élèves comme des malades alors que les élèves de l'autre étaient caractériels, insociables ou débiles légers, expliquant ainsi que la Pédagogie Institutionnelle de Fernand Oury se soit tournée vers la psychanalyse ; mais la massivité spectaculaire de cette argumentation sociologisante tend quand-même à nous faire perdre de vue que, qui que nous soyons ou ayons été, bons élèves ou cas difficiles, notre perception du monde est le résultat du croisement entre ce que l'institué nous en dit et la manière dont les lunettes déformantes de notre fantasme singulier nous le font voir. Ce que l'institué lui-même reconnaît et nous transmet dans la sagesse de son proverbe : « Chacun voit midi à sa porte », où l'on peut entendre cette réflexion que nous nous étions faite en chantier, que Véronique va chercher ses élèves là où ils sont 11.
 
Oui, mais de quelle porte, de quel seuil s'agit-il ?
J'ai bien l'impression, dans le travail avec Véronique à l'épi-est-sur-terre, que parfois, souvent, au delà des éléments historiques que nous partageons concernant tel ou tel élève, mon regard, ma compréhension, mes tentatives d'explication s'arrêtent là, au bord d'un seuil 12. J'imagine aujourd'hui qu'au delà de ce seuil, son regard singulier aménage avec eux l'espace d'un transpassible d'où elle fait avec moi - et un certain nombre d'autres - le pari qu'ils prendront un jour ou l'autre leur élan, ayant entendu, - venu des entours et de leurs ambiances -, un appel qui les touche et dont pour chacun, la manière et le moment d'y répondre ne peuvent être prévus à l'avance.
Drôle de Pédagogie Institutionnelle !
 

Mais qu'est-ce donc qui peut le faire ré-agir, cet inerte indistinct fait d'un ensemble infini de possibilités que l'aporie du ''tout possible'' neutralise et emprisonne aux confins du néant ? Peut-être effectivement un appel ? Comme on le dit d'un appel d'air... signe d'un extérieur dont on ignorerait jusqu'à l'existence. Il s'en faudrait de poser ici, comme une hypothèse à la source de cet appel, la résonnance d'un «objet » singulier – appelons le «a», que par mesure d'asepsie, on aura eu soin de protéger de l'incurie des ''a-phages'' dont Jean Oury nous prévient que dans les entours, ils piétinent volontiers l'herbe qui pousse.

 

Philippe Legouis
Au choix...
 
          

« ...l'insolence d'un pissenlit qui pousse en plein macadam,
la force de vie 13 qui fait crever l'asphalte triste et noir comme la mort... »
      
   
 
1 Actualité de la Pédagogie Institutionnelle, Le livre des groupes, API, AVPI, CEEPI, Groupe Charentais, GRPI, Groupe PI Créteil-Paris, PIG, TF-PI/Pratiques de la coopérative ; Éditions Matrice ; 2011.
 
2 Dans une réflexion sur le mythe, Pierre Legendre constate que les grands mythes vitaux de l'humanité sont au service de la vérité de la structure, mais qu'en matière de vérité il convient de distinguer très clairement deux niveaux de vérité : la vérité biologique et la vérité juridique (ou théologique ou politique) qui ne peuvent se substituer l'une à l'autre. En effet, il ne suffit pas pour l'être humain qui vient au monde d'exister biologiquement, encore faut-il que ce double engendré puisse prendre statut d' « autre » par les procédures d'un forçage institutionnel. Or, à cet autre niveau de différenciation, il est hors du champ de l'évidence qu'intervienne la question du tiers dans la génération humaine autrement qu'au titre d'un « comme si », d'une fiction. Rien en effet ne justifie la vérité d'une normativité quelconque dans la reproduction, sauf la vérité enchâssée dans le discours qui occupe la place vide du Rien. Structuralement, la dimension du mythe occupe la place institutionnelle de la vérité, une vérité impossible à dire autrement que pas un discours, une mise en scène, du Rien.
 
3 Paysages de l'impossible, Clinique des psychoses, Danielle Roulot ; Champ social éditions ; 2006. (p.131)
 
4 Hétérogénéité et Transpassible, p.3 : https://www.ceepi.org/n-2-2006-la-cooperation-05311
 
5 « Quand rien ne manque, il manque quelque chose, qui est : Rien. » Citation déposée par Danielle Roulot en exergue d'un chapitre de Paysages de l'impossible intitulé « Fonction forclusive et forclusion ». (p.119)
 
6 cf. note de bas de page numéro 2 de ce texte.
 
7 Le « musement » est une idée de Charles Sanders Peirce rapportée par Michel Balat en référence à l'histoire de Perceval racontée par Chrétien de Troyes. Voir le texte du musement de Perceval, p.2 du quatre' pages Fonction scribe, ci-dessous ou à l'adresse suivante : https://www.ceepi.org/n-10-2015-fonction-scribe-05319
… Il y a une oie blessée qui laisse tomber trois gouttes de sang sur la neige. Perceval devant ces trois gouttes de sang est, ne dites pas médusé, stupéfait, ne dites rien de tout ça, il est en arrêt sur son cheval, appuyé sur sa lance, devant ces gouttes de sang, et là, il muse. Le verbe est de Chrétien de Troyes, en vieux français. Évidemment ce n'est pas traduit par muser, puisque c'est un mot qui n'existe pas en français dans ce sens-là, maintenant il faut qu'il existe, c'est indispensable. Il muse sur ces gouttes de sang. Au loin un chevalier du roi Arthur passe, qui le voit, et retourne chez le roi pour annoncer la nouvelle [...] C'est un nommé Keu qui va chercher Perceval, mais le maladroit se précipite sur Perceval et lui dit de venir. Mais Perceval musait sur les gouttes de sang, c'est une activité à temps plein, on ne peut pas faire autre chose, et Perceval tout en musant se bat avec Keu et le blesse. Ce dernier va voir le roi Arthur pour se plaindre, et c'est Gauvain qui propose d'aller chercher Perceval. Gauvain saisit qu'il se passe quelque chose de très important pour Perceval qui muse. Et ce n'est que lorsque les gouttes de sang ont fini par disparaître de la neige, que Perceval peut être approché. Gauvain vient "en oblique", pour respecter ce musement... M. Balat Le corps sémiotique
 
8 Qu'est-ce que la Psychothérapie Institutionnelle ?, Pierre Delion, Editions « d'une », (2018). [p. 25]
 
9 Annexes à la thèse de Clause Poncin (1963), Essai d'analyse structurale appliquée à la Psychothérapie Institutionnelle publiée par l'Association Culturelle du personnel de Saint Alban ; (p.74).
 
10 On peut lire à ce sujet la note numéro 2 en bas du texte central des pages 2-3 du 4'pages « fonction scribe » à l'adresse suivante : https://www.ceepi.org/edition/ressources/contenu/2015-04-20_Fonctionscribe_A3_p2&3.pdf
 
11 « Analysant ce que signifie être là (Dasein), Henri Maldiney rappelait que pour l'humain, vivre l'espace ce n'est pas seulement être là, mais y être... ou vivre l'impossibilité d'y être » - notamment dans l'épreuve de la maladie mentale, mais probablement pas seulement ! in Comprendre la psychose avec Henri Maldiney, pp.102-103. Ed. Millon, 2021.
 
12 Se référant au vecteur du Contact chez Léoplod Szondi, Philippe Lekeuche évoque, dans l'ouvrage Dialectique des pulsions, l'humeur (« die Stimmung ») qui donne le ton, le « la » de la présence au monde de l' « être-là », du « Dasein » : « Elle forme la base de l'existence ; la base : du grec « basis » qui signifie la « marche » (au sens de la marche de l'escalier ou de la marche du promeneur). Quand l'humeur n'y est pas, « ça ne marche pas », « ça ne va pas »), on ne se « sent pas » bien, on n'a pas la sensation d'être « dans le coup ». Mais dire que l'humeur forme la base de l'existence, qu'elle est le lieu d'un premier support sur lequel se tenir et marcher, aller et venir en accord ou en désaccord avec le mouvement du monde, c'est également affirmer qu'elle conditionne les évènements psychiques qui lui sont ontiquement postérieurs tels que la relation d'objet, le rapport à la loi et le rapport du moi à lui-même. » [ Philippe Lekeuche et Jean Mélon, Dialectique des Pulsions, Ed. De Boeck Université, 1990. Le circuit du contact : pp.94-95 ]
 
13 L'intelligence des fleurs, Maurice Maeterlinck, Éditions Hesse, 2020.
 
 

Épilogue

 

La relecture des textes ci-dessus nous amène en effet à épiloguer un peu plus longuement à partir de ce à l'orée de quoi, avec l'évocation d'un objet « a » dont la résonance ''fait'' appel à ce que quelque chose du sujet s'y reconnaisse, cette histoire de fêlure nous a amenés dans ses dernières lignes... l'orée d'un miroir, pourrions-nous dire, dispositif spéculaire où peut se jouer le forçage institutionnel du sujet ''comme'' un autre, au sens où quelque chose d'une vérité qui est au plus près de ce que cet être a peut-être de plus singulier et de plus intime, y est confronté au risque de s'y reconnaître... S'y reconnaître, mais pas entier, pas dans son intégrité, pas tout, puisque, dans ce miroir, la vérité de cet ''autre'' unifié marque en même temps l'entrée dans le comme si d'une fiction... celle d'être humain.

Un truc en quelque sorte, ainsi que l'étrange accent de François Tosquelles lui faisait de ce terme habiller l'existence d'un Club thérapeutique, dont il disait peu de temps avant sa mort :

« Cé ''trouc-là'', il faut qué ça continoue ! »

Là trouvent leur point d'achoppement et leur limite, et se dépassent sans doute, avec cette autre métaphore d'un miroir en trompe l'œil qui s'érige en tiers, avec le trucage qu'il suppose et les semblants qu'il génère jusque dans les mots, les précédentes métaphores, images toutes naturalistes et botaniques du pissenlit et de l'herbe qui pousse, évoquant de manière analogique l'antagonisme de l'émergence d'un élan vers l'Ouvert versus l'anéantissement dans une béance.

Épiloguer... car l'hypothèse au dernier paragraphe de ce texte d'un objet « a » comme source et relais d'un appel, devrait amener à y introduire, avec le déjà-là de la machinerie du Club thérapeutique, l'ensemble des « objets » matériels ou immatériels que celui-ci amène avec lui et propose, et qui peuvent être eux-mêmes appelés à remplir à l'occasion cette fonction d'objet(s) « trouvé(s)-créé(s) » qui fonctionne(nt) comme appât(s), comme leurre(s), voire même comme manne divine, tels parfois de petits rien qui n'en sont pas moins de précieuses trouvailles, moins éphémères et insaisissables peut-être que l'élan d'une herbe ou d'un pissenlit qui poussent.

Dans un article ayant pour titre L'objet chez Lacan, Jean Oury ne se met-il pas en scène de la manière suivante : « Il y a une phrase que je répète à chaque occasion : ''Quiconque parlera du transfert sans parler de l'objet « a » …'' (Je ne dis d'ailleurs jamais ce qui va lui arriver comme châtiment...) On pourrait peut-être dire à l'inverse qu'on ne peut pas parler de l'objet « a » sans évoquer le transfert. Ce n'est pas forcément réciproque, mais il faut dire quelque chose du transfert si l'on parle de l'objet « a ». En fait, j'ai déjà fait allusion au transfert (…) D'une façon aphoristique et pragmatique, on peut dire que le transfert, c'est l'interprétation ; à la limite, c'est le désir » … plus ou moins fantasmatiquement déguisé.

C'est dire, s'agissant du transpassible, que les représentations qu'on peut être tenté de saisir ou de se faire de la matérialité de son élan et, dans le meilleur des cas, de sa mise en mouvement vers une existence, peuvent gagner à être interrogées par cette réflexion que nous livre Jacques Lacan dans le livre IV de son séminaire intitulé La relation d'objet. Il y questionne la fascination exercée sur l'esprit médical par la matière, le Stoff primitif, quand une réalité organique est mise au principe de tout ce qui s'exerce dans l'analyse : « Il y a là une espèce d'absurdité pour un analyste, si tant est qu'il admette l'ordre d'effectivité dans lequel il se déplace. »

« Laissez moi faire une simple comparaison pour vous le montrer. C'est à peu près comme si, ayant à s'occuper d'une usine hydraulique électrique qui est en plein milieu du courant d'un grand fleuve, le Rhin par exemple, quelqu'un se mettait, pour parler de ce qui se passe dans cette machine, à rêver au moment où le paysage était encore vierge et où les flots du Rhin coulaient d'abondance. Or, c'est la machine qui est au principe de l'accumulation d'une énergie quelconque, en l'occasion cette force électrique, qui peut ensuite être distribuée aux consommateurs. Ce qui s'accumule dans la machine a avant tout le plus étroit rapport avec la machine. Dire que l'énergie était déjà là à l'état virtuel dans le courant du fleuve, ne nous avance à rien. Cela ne veut, à proprement parler, rien dire, car l'énergie, en cette occasion, ne commence à nous intéresser qu'à partir du moment où elle est accumulée, et elle n'est accumulée qu'à partir du moment où les machines sont entrées en action. Sans doute sont-elles animées d'une propulsion qui vient du courant du fleuve, mais croire que le courant du fleuve est l'ordre primitif de l'énergie, confondre avec une notion de l'ordre du "mana" cette chose d'un ordre bien différent qu'est l'énergie, et même qu'est la force, vouloir à toute force retrouver dans quelque chose qui serait là de toute éternité la permanence de ce qui est accumulé à la fin comme l'élément de Wirkung, de Wirklichkeit (réalité effective) possible – cela ne peut venir à l'idée qu'à quelqu'un qui serait entièrement fou. » (pp.32-33)

A ce stade du questionnement, on peut avoir à faire avec un paradoxe qui, à l'affirmation de Jean Oury rappelant que « Nous ne sommes pas des mécaniciens », opposerait une affirmation offerte à la réflexion sur les murs d'un stage de formation à la Pédagogie Institutionnelle, affirmation propre à alimenter la perplexité des stagiaires : « Qu'on le veuille ou non, ''STAGE = MACHINE !'' »

de quoi provoquer à réfléchir longtemps, en effet, à ce que le dispositif induit par l'affichage de la grille d'organisation d'un stage de formation à la PI, invitant le stagiaire à s'y reconnaître, peut présenter d'analogie, dans l'une de ses fonctions, avec celle soutenue par le dispositif du miroir a. Car en tant que celui-ci produit l'image d'avenir d'un autre, celle-ci ne s'y situe dans l'immédiateté de sa rencontre que sur un mode orthopédique dans son articulation à des entours et des ambiances anticipant sur le futur d'un cheminement de trans-formations possiblement réelles dont, en conséquence d'une telle virtualité, la maîtrise et la maturation effectives ne sauraient dès lors ni coïncider, ni se confondre avec elle. Si en effet, la fonction du miroir s'y caractérise par quelque chose d'automatique, ce n'est peut être que l'inévitable rencontre d'un manque qui consiste en ce qu'on ne puisse y reconnaître son image qu'en demeurant dans l'impossibilité de s'y retrouver dans l'intégralité de son être, tel Narcisse s'épuisant à refermer ses bras sur son propre reflet.

« On est fêlé... on est fêlé !... » ... et donc, humanisés, en même temps que nous sommes appelés à vivre exilés dans les mots, en tant qu'êtres de fiction, marqués par cette discordance spéculaire qui demeure, qu'on le veuille ou non, la gardienne de notre structure de parle-êtres.

C'est peut-être en cela que Psychothérapie et Pédagogie Institutionnelles sont, à ce qu'en disait Jean Oury, « le même bazar ». Elles présentent en effet, sous cette expression, au moins un lieu commun où peuvent se retrouver les réflexions que tels un miroir leurs deux champs génèrent, que ce soit les très nombreuses invitations à s'inscrire de la feuille de jour d'un club thérapeutique, ou celles affichées sur les murs d'un stage ou d'une classe de PI proposant ses divers ''objets'' pédagogiques. La tiercéité spéculaire qui les soutient, ces ''réflexions'', est le signe en effet d'un extérieur ''déjà-là'', qui topologiquement ne se confond pourtant pas avec ''le'' lieu déjà-là d'un investissement premier, mais invite plutôt à aller risquer les errances et les restes du désir amoureux qui s'y est attaché, à la rencontre d'objets autres, susceptibles d'en piéger parfois des fragments en en sollicitant l'élan de façon secondaire.

C'est peut-être une telle petite monnaie à haute valeur fiduciaire pourtant, qui peut y avoir cours, dans ces bazars évoqués ci-dessus. Est-il pertinent de la mettre en rapport avec ce que, dans le Séminaire V sur Les formations de l'inconscient (ch. XVI, p. 296), Jacques Lacan expose d'un « … schéma minimum de tout procès d'identification au sens propre, l'identification au niveau secondaire ». Il y schématise le processus d'identification en posant au départ le sujet et un autre terme ayant pour lui valeur libidinale. Puis il pose un troisième terme avec lequel le sujet est dans un rapport distinct, qui exige que soit intervenu dans le passé de la relation avec ce terme, l'élément radicalement différenciateur qu'est la concurrence.

Comment entendre une telle concurrence ? On pourrait simplifier les choses en disant qu'elle se situe entre ces deux sortes de « déjà-là ». Lacan souligne en effet la nécessité d'introduire cette notion que l'extérieur pour le sujet est donné d'abord, non pas comme quelque chose qui se projette de l'intérieur du sujet, de ses pulsions, mais comme la place, le lieu - on pourrait dire le bazar - où se situe le désir de l'Autre et où le sujet a à aller le rencontrer.

Saluant les découvertes de Mélanie Klein qui a approché, pénétré, aussi près que possible de ce qui se passe chez l'enfant, il fait cependant le reproche à cette voie kleinienne de faire s'évanouir la dialectique primordiale du désir telle que Freud l'a découverte et qui comporte un rapport tiers, qui fait intervenir au-delà de la mère, voire à travers elle, la présence du personnage, désiré ou rival, mais toujours tiers qu'est le père (ouvrant la perspective des divers noms sous lesquels il se verra décliné) :  «  De ce fait, le corps - et il est déjà très frappant que le corps soit au premier plan -, le corps maternel devient l'enceinte et l'habitacle de tout ce qui peut s'y localiser, par projection, des pulsions de l'enfant, ces pulsions étant elles-mêmes motivées par l'agression due à une déception fondamentale. En fin de compte, dans cette dialectique, rien ne peut nous faire sortir d'un mécanisme de projection illusoire, d'une construction du monde à partir d'une sorte d'autogenèse de fantasmes primordiaux. La genèse de l'extérieur en tant que lieu du mauvais, reste purement artificielle, et soumet toute l'accession ultérieure à la réalité à une pure dialectique de fantaisie. »

La triade freudienne ayant été réintroduite, et motivée de la sorte, il évoque l'échange qui s'y produit : « ce qui a été l'objet de la relation libidinale devient autre chose, est transformé en fonction signifiante pour le sujet, et le désir de celui-ci passe sur un autre plan, le plan du désir établi avec le troisième terme ». Dans l'opération, cet autre désir vient se substituer au premier, qui est refoulé, et en ressort transformé en son fond.

Alors, compte tenu de tout ce qui vient d'être dit, on peut se demander à plus d'un titre par rapport à quel ''déjà-là'' il peut bien être situé cet objet « a » cause du désir : en deçà du miroir ?... ou, marqué par le manque, déjà pris dans l'inventaire en trompe-l'œil des objets de cet autre monde auquel il est invité à prendre part ?

Jean Oury donne de sa fonction l'image d'un « clapet » dans un article intitulé L'objet chez Lacan sur Clinica La Borde b : « L'objet « a » joue le rôle d'une sorte de « sas », de clapet, au niveau du grand Autre. »« une pulsation entre l'inconscient et la réalité », précisant encore : « Lacan dit que l'objet  « a » n'est pas spécularisable, qu'il n'est pas dans le grand Autre. » Et si, à la fin de son article, Jean Oury rappelle encore une fois que « L'objet « a » n'est pas pris dans le miroir », il ajoute : « mais on ne peut le dire qu'une fois la problématique du miroir franchie (…) Bien que le symbolique, lui aussi, soit déjà-là bien avant, il ne peut se manifester qu'une fois délimité le cadre, c'est à dire le miroir ».

On sent bien qu'il y a là comme un ''truc'', dans ce déplacement progressif du désir... mais où est donc le truquage ? Dans le même article, Jean Oury fait référence à Lacan lorsqu'il précise que la problématique de l'objet est toujours prise dans une forme d'aliénation où intervient le rapport à l'Autre, c'est à dire la demande : sur un registre primaire, en effet, à l'image de ce qui se passe dans la sphère de l'oralité, l' « objet » (le pré-objet) est pris dans une dimension de dépendance confuse, - de (le) demander (à) l'Autre -, ou, comme dans celle de l'analité, ce soit, de proche en proche, d'un Autre que s'opère la demande, et qu'à ce moment-là, l'enfant puisse s'affirmer en disant « non », - l'objet prenant consistance du fait de la demande de cet Autre à qui il devient possible de dire non -.

Toutefois ce n'est que parallèlement au processus de ces identifications dites primaires et corrélativement à elles, et seulement au franchissement de la problématique du miroir dans laquelle l'objet se trouve dès lors pris, que s'ouvre un registre secondaire où, c'est en provenance d'un autre Autre, déjà-là, que peut s'opérer une demande, un appel à venir le rencontrer, ouvrant la liberté d'autres identifications à des objets - que ce soit, par exemple, la voix ou le regard c, mais encore bien d'autres - qui, eux, d'être passés au crible du miroir avec, certes, leur cargaison plus ou moins légitime, voire clandestine, sont culturellement monnayables d'avoir pu être pris dans la logique tierce et spéculaire à laquelle cet Autre-là permet d'accéder.

 

De cé ''trouc'' là, on peut donc penser avec raison que « se non è vero, è molto ben trovato » !

 

(Les fragments de textes et d'expériences librement associés ci-dessus, l'ont été par les soins des deux membres de l'Épi-est-sur-t'erre en écho aux questions qui leur venaient et qui les travaillaient de s'être autorisés à parler et à écrire dans l'espace institué de leur travail commun. Il s'est trouvé qu'ils y ont découvert une certaine logique qui ne prétend pas à autre chose qu'à avoir pu s'écrire, et ainsi, dans le meilleur des cas à être partagée avec qui s'y laissera prendre.)

                                                                                                    Véronique et Philippe Legouis

 

a  Jacques Lacan – Le Séminaire : Livre I, pp.93,94. (Seuil, Le champ freudien) - « Vous savez que le processus de sa maturation physiologique permet au sujet, à un moment donné de son histoire, d'intégrer effectivement ses fonctions motrices, et d'accéder à une maîtrise réelle de son corps. Seulement, c'est avant ce moment-là, quoique d'une façon corrélative, que le sujet prend conscience de son corps comme totalité. C'est sur quoi j'insiste dans ma théorie du stade du miroir – la seule vue de la forme totale du corps humain donne au sujet une maîtrise imaginaire de son corps, prématurée par rapport à la maîtrise réelle. Cette formation est détachée du processus même de la maturation et ne se confond pas avec lui. Le sujet anticipe sur l'achèvement de la maîtrise psychologique, et cette anticipation donnera son style à tout exercice ultérieur de la maîtrise motrice effective. C'est l'aventure originelle par où l'homme fait pour la première fois l'expérience qu'il se voit, se réfléchit et se conçoit autre qu'il n'est – dimension essentielle de l'humain, qui structure toute sa vie fantasmatique. »

b  On peut trouver et lire l'article de Jean Oury L'objet chez Lacan à l'adresse suivante : https://psychaanalyse.com/pdf/L%20OBJET%20CHEZ%20LACAN%20(18%20Pages%20-%20193%20Ko).pdf

c  "Sur une courbe, convexe vers le haut, Lacan place les différentes occurrences de l'objet. Sur la branche ascendante, l'objet oral puis l'objet anal. A l'inflexion, le phallus, en précisant bien que ce n'est pas un objet ; le phallus, agent de passage, de réversion, etc. Sur une courbe, les correspondances. En face de l'objet anal, on trouve sur la branche descendante l'objet scopique, c'est à dire le « regard ». En face de l'objet oral, la « voix ». Lacan concrétise donc une série d'objets. Ceci implique une critique de la théorie des stades : stade oral, stade anal, stade phallique..." dans l'article de Jean Oury L'objet chez Lacan.

Concernant ce dernier avatar de l'objet, le phallus, un rapprochement peut être tenté, en lien avec ce que Jean Oury en précise, concernant sa place d'agent de passage, de réversion, avec une anecdote à partir de laquelle Pierre Legendre nous invite à réfléchir dans son ouvrage intitulé L'inestimable objet de la transmission, sur le thème de L'objet sans prix, en tant qu'il serait une figure du manque absolu (pp.40-41) :

« On dit parfois - en fait, il s'agit d'un ''on dit'' – que le tapis arabe doit comporter un défaut, qui serait en somme la marque propre, volontairement inscrite, de l'artisan. La tradition n'est pas aussi explicite. Néanmoins, par rapport à l'histoire occidentale du tapis, et de la tapisserie qui, d'après mes vérifications, n'indique rien de comparable, une telle pratique, plus ou moins reconnue, mérite d'être relevée, car elle nous met en présence d'un indice culturel de plus en plus refoulé par l'industrialisme occidental : la référence au manque, à la non-perfection, comme signe d'humanité. Dans le cas du tapis tunisien, l'opération intervient au stade de la teinture et Golvin la décrit ainsi : « L'artisane aime à agrémenter certaines pièces teintes en rouge, de taches jaunes ou safran ». Sur la signification de cette pratique, l'enquête a recueilli des formulations notant la coutume (''on a touours fait ainsi'') ou l'appréciation esthétique (''c'est plus joli ainsi''), mais aussi cette réponse : ''parce qu'il est dit dans le Livre, Dieu seul fait des œuvres parfaites''. »

(…) « Ce qui a été dit, en somme, ne vise pas seulement le registre fonctionnel (comment se fabrique un tapis, à quoi il sert), mais le registre d'une catégorie mentale - la non-perfection – impliquant à la fois une opposition entre deux termes (le parfait et le non-parfait) et l'indication d'un principe conciliateur entre ces deux termes opposés (Dieu seul...) Autrement dit, le terme ''Dieu seul'' joue comme catégorie - la perfection - et comme référence au principe dont procède la division entre parfait et non-parfait.(...) Il est patent qu'il s'agit là de fiction et d'une logique de la fiction, d'un travail autour du ''comme si'', d'un ''comme si'' venant fonctionner en tant qu'instance tierce par rapport aux termes opposés deux à deux. »

Dans un autre volume de ses leçons (Leçons III, Dieu au miroir, p.124) Pierre Legendre en donne deux exemples. « L'un emprunté au judaïsme, au récit du temple de Jérusalem : seul le grand prêtre peut entrer dans le Saint des Saints. Et qu'y a-t-il dans ce lieu du plus sacré ? Le vide en représentation de l'absolu divin. L'autre exemple concerne le Japon, le shintoïsme moderne (équivalent, d'après une certaine interprétation japonaise, d'un monothéïsme d'État) : seul l'empereur accède au cœur du temple principal. Et qu'y a-t-il en ce lieu suprême ? Un miroir déposé dans un coffre. »

 

 




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