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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
auteur : veronique
date : 19 mars 2023

Passe-droit ou passeport : aller chercher les élèves là où ils sont

Lecture à deux voix, l'épi-est-sur-t'erre : Véronique et Philippe Legouis

Cette intervention est le texte complété, présenté l'année dernière en petit groupe aux Journées de La Borde, Passe-droit ou passeport ? Naissance d'une petite institution : aller chercher les élèves là où ils sont ?

Voix1
Je viens de faire ma quatrième rentrée dans un lycée professionnel à Bordeaux. Environ 500 élèves viennent y apprendre un métier en CAP ou en bac pro dans des domaines différents : l'industrie comme électricien ou technicien d'usinage ; le tertiaire avec les métiers relation clients (vente, commerce, accueil) avec le soin à la personne, petite enfance et accompagnement soins et service à la personne ; et dans le domaine de l'art et de l'artisanat avec les métiers de l'enseigne et de la signalétique. Donc différents métiers pour des élèves qui ont en commun des difficultés sociales, scolaires, qui n'ont plus beaucoup d'espoir, de croyance dans le système éducatif, dans l'adulte, voire dans la société. Cette année-là, celle du texte à venir, c'était ma première entrée dans cet établissement, que je connaissais de nom, par sa mauvaise réputation (année 2018-2019, 40 conseils de discipline, grève des enseignants, une équipe éducative pessimiste). C'est un choix d'y être, j'y trouve du sens à faire mon métier.

A partir de la rentrée 2019, le règlement intérieur du lycée restreint les horaires d'accès à l'établissement et conditionne l'entrée par la présentation du carnet de liaison muni d'une photo. Le retardataire n'est plus admis et les couloirs sont silencieux dès 8 heures.

Dans cette classe explosive aux individualités malmenées dont je suis professeure principale, seuls quelques élèves arrivent pour 8 heures. Je m'enquiers des raisons de leurs retards et/ou de leur absentéisme. Un certain nombre m'expliquent qu'ils arrivent quelques minutes après la fermeture du portail en raison des difficultés de circulation de leur train, bus, tram ou voiture. J'entends et leur propose, lorsque c'est le cas, de m'envoyer un texto voire de m'appeler sur mon portable afin que je vienne leur ouvrir le portail.

Cela fonctionne bien, ce n'est pas systématique et concerne une dizaine d'élèves. Au détour d'une conversation avec le proviseur, je lui raconte quelle béquille j'ai mise en place afin que mon cours de la première heure soit ouvert au plus grand nombre pour cette classe. Il le sait, l'enjeu est de taille avec ces élèves : j'essaie par différents moyens de leur permettre de s'autoriser à espérer de nouveau, à se prendre à y croire et à revenir pour s'engager enfin dans leur avenir. Au bout de quelques semaines, dans une autre conversation, je lui explique que ce ne peut être que provisoire, le temps que ces élèves reprennent confiance, redonnent du sens à la Loi et je lui confirme que leur retard peut être excusable.

Je suis, dans ce premier temps, complètement « identifiée » à leurs difficultés, je ne fais plus qu'un avec leur cause, et de ce fait, je ne peux entendre aucune critique qui pourrait se mettre en travers de cette possibilité offerte pour leur donner les moyens et l'envie de prendre en main leur vie. Ainsi je fais fi des commentaires de collègues, de surveillants. Ma démarche est de montrer aux élèves que la loi peut être interrogée à bon escient tout en étant respectée dans son esprit. Puis si l'on souhaite la faire évoluer, il faut s'en donner les moyens. J'invite les élèves à prendre part à la vie du lycée, à cette vie citoyenne, tel l'engagement dans le CVL (Conseil de Délégués pour la Vie Lycéenne), où l'on réfléchit sur le règlement intérieur. [Szondi, voir note de fin de texte]

Entre-temps, un travail sur cette classe a débuté lors des séances hebdomadaires de l'épi-est-sur-t'erre. Nous y retraversons les questions d'ambiance en classe, les singularités de ces élèves, il se met en place un espace dans lequel parler facilite ma vigilance, évite de nuire et agit sur la structure de la classe pour lever des blocages. Cette méthode de travail, la P.I. qui permet à ces élèves d'être entendus contribue à transformer, au fur et à mesure, la classe par chacun.
Au mois de janvier, constatant que les élèves bougeaient dans le bon sens, qu'ils prenaient langue, j'ai commencé à penser aux effets « secondaires » de la position que j'avais prise. Aussi lorsque le proviseur m'invita à lui donner la liste des élèves autorisés exceptionnellement à arriver en retard, je lui ai proposé que cette inscription passe par son bureau. J'ai ainsi annoncé aux élèves que dorénavant pour pouvoir entrer en retard, ils devaient être inscrits sur une liste qui serait affichée à la loge et que la démarche consistait à en faire la demande au proviseur. Ils y sont allés, et ce dernier les a non seulement inscrits mais il leur a donné son numéro de téléphone au cas où.

Lorsqu'ils arrivaient en retard avec mes collègues, ils l'appelaient afin qu'il les réceptionne et les conduise en classe, ce qui avait pour effet leur admission au cours.

Ces lycéens se sont pris à croire, à penser qu'ils pouvaient réussir et s'appuyer sur les adultes pour être soutenus dans leur engagement. Juillet 2021, les résultats du baccalauréat sont tombés : 16 l'ont obtenu, un a échoué au rattrapage (il a redoublé et obtenu son bac), deux ne se sont pas présentés (l'un pour des raisons de santé, une greffe du cœur et l'autre une situation familiale inextricable) et une qui l'a passé à la session de septembre.

Voix2
Relisant ce court texte où Véronique semble noter l'essentiel de ce qu'elle avait déjà raconté en Épi de l'émergence d'une petite institution, je me suis, cette fois-ci, arrêté à ces quelques mots :

« Cette méthode de travail, la P.I., qui permet à ces élèves d'être entendus. »

Elle a évoqué, quelques lignes auparavant, un travail sur cette classe qui a débuté dans le cadre des séances hebdomadaires de l'épi-est-sur-t'erre. Telle serait donc cette méthode qu'elle étiquette du nom « PI », et dont elle dit qu'en ce début d'année, - à défaut d'introduire d'emblée dans sa classe ce que classiquement en PI on reconnaît en tant qu'institutions -, « elle (la PI) contribue à transformer, au fur et à mesure, la classe par chacun ».

Voix1
Chaque année, pour chaque classe, je prends le temps d'accueillir les élèves ce qui signifie que je ne prévois pas mes cours, ni les institutions que je vais mettre en place. C'est de ces singularités que je vais tirer un fil, pour commencer des cours, mettre en place ou créer des institutions. Mais la PI est déjà là. Ainsi lors de ces dernières semaines, après des échanges virulents entre des filles d'une seconde MRC sur les réseaux sociaux, j'ai mis en place un conseil. De même pour une classe de première de techniciens d'usinage, dont l'ambiance héritée de leur classe de seconde a été bouleversée par l'arrivée de nouveaux élèves, un projet de coopération avec des jeunes du Kivu en RDC semble relancer l'envie de travailler pour les anciens et contribue à créer désormais un groupe classe.

Voix2
Je suis tenté, d'entrée de jeu, de placer là la différence que fait François Tosquelles entre Institution et Institutionnalisation, - dans une annexe à la thèse de Claude Poncin éditée par l'association culturelle de l'hôpital de St Alban en Lozère -, définissant l'institutionnalisation comme « la structuration de l'institution par le sujet (le malade) lui-même, où le cas échéant, de nouvelles lois se dégagent intégrant le désir ou plutôt l'affect ».

Cette définition peut nous servir de guide pour entendre dans les mots de Véronique ce qu'elle y met de préalable à la transformation de sa classe : « ce qui permet à ces élèves d'être entendus », écrit-elle, et qu'elle relie à l'existence ailleurs d' « un espace dans lequel parler facilite ma vigilance, évite de nuire et agit sur la structure de la classe pour lever des blocages ». En un mot, une oreille.
Cette oreille, il ne s'agit pas tant de la personnifier dans ce qui serait, au sein de cet espace dès lors pré-occupé, l'écoute d'une personne entraînée qui s'y croirait autorisée, voire plus ou moins officiellement patentée ; pas plus, il ne s'agit de la fétichiser dans les procédures figées d'un institué déjà-là à l'efficacité supposée automatique sinon magique. Les péripéties adolescentes des élèves de Véronique ne trouveraient peut-être ni à y être entendues, ni à s'y reconnaître, encore moins à trouver place pour s'y inscrire.

Voix1
Il y a quelques années, dans un lycée professionnel d'une banlieue lointaine de Bordeaux, à Libourne, j'ai proposé à une classe qui défrayait régulièrement la chronique de participer à un concours du CESC (Comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté) : les élèves ont créé la Journée de la gentillesse, en soutenant une association l'auberge du cœur. Le développement du projet et sa réalisation sur plusieurs mois ont permis à différents élèves de cette classe de reprendre pied dans leurs parcours scolaires, notamment David. Cet élève ne participait jamais aux temps de réflexion, de création, d'implication, il attendait que le temps passe et entraînait la désapprobation du reste de la classe au point que cette dernière souhaitait son éjection régulièrement. Courant du mois d'avril, la veille de la remise du dossier expliquant toutes les étapes du projet, David apporta sa contribution, un texte expliquant tous les bienfaits que ce projet avait apporté aux élèves de sa classe.

Voix2
Cette oreille, il m'est plus facile aujourd'hui de m'en faire une image en rapport avec la démarche qui, en de supposés temps préhistoriques, faisait gravir le chemin de la falaise à l'artiste qui, dans les cavités de son rocher, trouvait à faire accueillir et exister les représentations et les traces qu'il y inscrivait, des bribes d'une '' vraie vie [?] '' dans laquelle il s'était trouvé immergé il y a peu en contre-bas. [voir note sur la vraie vie en fin de document]

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En janvier 2020, j'écrivais sur cette classe des 1V : Quelle expérience de se retrouver dans une classe pendant une heure est d'être inexistante pour les élèves, de s'entendre dire au bout d'un mois, « c'est vrai ça que vous êtes notre prof principale ? », de relire 20 fois le début d'un texte car vous êtes interrompue sans cesse… Mais vous êtes là, bien là, vous les regardez, comme la panthère des neiges du photographe Vincent Munier, vous êtes là quasi à leur insu et vous vous dites « je tire quels fils pour les mettre au travail ! ».

Voix2
Dans son ouvrage Paysages de l'impossible, Danielle Roulot relate que la première reconnaissance d'un espace de transfert produite par Dominique, l'une de ses patientes qui vivait dans un monde de signes persécuteurs, fut de lui dire : « Vous garantissez le millimètre qui sépare la pensée de l'action »... « Le « millimètre », écrit-elle, est dû à l'espace de parole que je lui offre – espace ''du dire '', dirait Jean Oury », qui permet d'établir dans ce même espace une distinction entre les pensées et la personne pensante, et entre les pensées et les actions. Cet espace, c'est possiblement aussi celui du fantasme. Seule cette possibilité de dire pouvait en l'occurrence rétablir une distance entre la pensée de cette patiente et elle-même, en rétablissant l'espace d'une « réalité psychique » pouvant alors se distinguer de la « réalité matérielle » perçue.

Ce sont les termes mêmes d'un autre passage du texte de Véronique qui me permettent d'établir un pont avec la problématique amenée par cet espace de tiercéité décrit dans le paragraphe qui précède : « Je suis, dans ce premier temps, complètement « identifiée » à leurs difficultés, je ne fais plus qu'un avec leur cause, et de ce fait, je ne peux entendre aucune critique qui pourrait se mettre en travers de cette possibilité offerte pour leur donner les moyens et l'envie de prendre en main leur vie. Ainsi je fais fi des commentaires de collègues, de surveillants. »

Prenant connaissance de ce texte dans le cadre d'un travail faisant suite à un chantier de PI, nous étions quelques-uns à nous interroger sur le sens ou les significations dont pouvait être porteuse la résolution de Véronique à « aller chercher ses élèves là où ils sont ». Chemin faisant, cette interrogation croisa les traces laissées par des propos échangés lors d'une séance d'un séminaire où lecture avait été faite du mythe de Narcisse. A partir de cette lecture, une conversation s'était engagée entre les participants à ce séminaire, concernant la nature de la relation de Narcisse à son image. Michel Exertier y faisait remarquer que dans cette scène, on était dans le non-sexuel... dans l'image... où seules les larmes de Narcisse, tombant dans l'eau de la source, venaient troubler le reflet qu'il s'efforçait de rejoindre, ébauchant ainsi une fonction de tiers qui n'avait pas pu y opérer.

Entre embrassement et séparation

Voix1(ME) - … ce que je veux dire, c'est que vraiment, on est là dans le non-sexuel... on est dans l'image... non référée à un tiers, parce que le tiers, c'est ce qui fait l'humain. Et là, l'image, elle n'est pas mortelle, et la sexualité, c'est bien aussi la mort !
Voix2(Question) - … et pourtant, Narcisse utilise bien le vocabulaire amoureux... On est dans une parole d'amour...
Voix1(ME) - Oui c'est vrai !
Voix2(Question) - Alors, comment peut-on dire qu'on est dans le non-sexuel ?
Voix2(PhL) - … Narcisse reste en deçà du miroir...
Voix1(ME) – Dans le registre du même... ce que je veux dire... c'est que... c'est paradoxal, c'est à dire que, à la fois il est pris dedans, et à la fois il dit à son reflet : « réunissons-nous ». Il vit à la fois l'acte de la séparation et de l'embrassement. Et son reflet, là... il n'a pas une fonction d'assomption. (l'assomption jubilatoire du stade du miroir où l'appréhension par le sujet de la totalité de sa forme anticipe sur le sentiment qu'il a dans son corps de la discordance de sa motricité et de l'impuissance à y assumer l'unité de cette forme, résultant de sa prématuration)

Voix1
S'interrogeant sur le pourquoi des illusions évolutionnistes en histoire et en psychanalyse, Gori fait référence chez Gisela Pankow au constat que l'expérience du temps, condition de l'entrée dans l'histoire, est inséparable d'un vécu spatial d'unité et de totalité du corps. « Le corps n'est habitable, écrit-elle, qu'à cette condition qui génère une expérience de l'espace comme préalable indispensable à l'expérience temporelle ». L'intégration des fragments de l'expérience corporelle dissociés, dans une forme totalisée et totalisante, constitue donc le socle du travail thérapeutique.
Une constatation qui serait suffisante à elle seule à donner sens à cette notion de transfert dissocié ou de transfert multiréférentiel, outil qu'on retrouve tant en Psychothérapie Institutionnelle qu'en Pédagogie Institutionnelle, et qui faisait dire à Jean Oury que la Pédagogie et la Psychothérapie Institutionnelles, c'était « la même chose », « le même bazar » précisait-il parfois, peut-être pour mieux souligner la contingence et la matérialité des rencontres qui y étaient paradoxalement mises en jeu de façon ''programmée'' et pourtant non intentionnelle.

Depuis cette rentrée, j'essaie de rencontrer Malik. C'est un élève de seconde technicien d'usinage, inscrit là par défaut. Il a cumulé tellement vite un nombre de rapports que nous l'avons reçu avec sa mère pour lui aménager un emploi du temps et tenter de lui faire entendre les règles de vie au lycée. Mais Malik est un jeune sans histoire, rien ne s'inscrit, son corps est dans un mouvement incessant, fait beaucoup de bruit avec sa bouche, parle, cri, siffle. Il renvoie aux adultes quelque chose d'insupportable, quelque chose de primitif. Je m'accroche, les signes sont très très fébriles, ils tentent d'affleurer dans notre relation.

Voix2
On pourrait dire qu'on était avec Narcisse dans le pré-spéculaire, en deçà de toute catégorisation, tel que Danielle Roulot nous en fait partager une dimension dans un autre passage de son livre Paysages de l'impossible où elle a recours à une définition du « pathique » qu'en donne Erwin Strauss, et qui, selon lui, appartient à l'état du vécu le plus originaire. Il est lui-même la communication immédiatement présente, intuitive sensible, encore préconceptuelle, que nous avons avec les phénomènes. Donc, en deçà même de toute distinction sujet/objet, ainsi que se déplie, dans le domaine de l'esthétique, « l'espace du paysage » où l'homme en tant que tel peut se sentir perdu, comme en témoigne cette phrase de Cézanne évoquant ce que par ailleurs Maldiney décrit d'une perdition qui serait le premier moment de l'art :

Voix1
« A ce moment-là, je ne fais plus qu'un avec mon tableau (non pas le tableau peint, mais le monde à peindre) ; nous sommes un chaos irisé – Je viens devant mon motif, je m'y perds... Nous germinons. Il me semble, lorsque la nuit descend, que je ne peindrai et que je n'ai jamais peint ».
Germiner, un mot clé, prendre racine, faire des racines intérieures avant de pousser à l'extérieur, ne serait-ce pas le sens de l'expression « aller chercher les élèves là où ils sont » ?

Voix2
Dans les paragraphes qui suivent, Danielle Roulot poursuit sa réflexion :
« Vous avez pu remarquer dans cette phrase de Cézanne tout un système de dyades : Peintre, tableau à peindre. Peintre et motif. Peintre et monde (monde à peindre), dont chacune, par l'intervention du pathique comme dimension humaine esthétique, si l'on peut dire se monadise : « Je ne fais qu'un avec mon tableau »... « Je me perds dans mon motif »...

Voix1
Comment faire classe à des élèves qui sont là en majorité par défaut, qui ont abandonné déjà depuis quelques années le goût du travail scolaire, de l'effort d'écouter. Je propose ce jour là de rester dans la cour, je fais l'appel, je leur demande de m'amener la semaine prochaine chacun un texte, puis je leur dis qu'ils ont quartier libre dans la cour du lycée. Je les déroute, ils partent en groupe, je reste là comme un repère dans cette cour.

Voix2
C'est que chacune de ces dyades formelles ne constitue pas un « événement brut » (une secondéité). Bien plutôt, telles que Cézanne les situe, ces rencontres seraient des sortes de monades, et qui redeviendraient dyades par la « tiercéité » du peintre peignant... Évidemment, pas n'importe quel peintre ! »

Voix1
« Je continue la lecture de ce passage de Cézanne : ''Lentement, les assises géologiques m'apparaissent. Tout tombe d'aplomb ; je commence à me séparer du paysage, à le voir''. La monade se redyadise... J'ai un peu insisté sur le terme « séparé » parce qu'il me semble que cette modalité de « passage » dyade-monade-dyade est de l'ordre de ce que Winnicott appelle le point de « fusion-séparation ». Vous avez peut-être remarqué que si chacune des « monades dyadiques » dans un second temps se « redyadise », les éléments constituants de la nouvelle dyade ne sont pas identiques à ceux de la dyade de départ. D'abord le peintre « vient devant » son motif : il l'affronte. Puis s'y perd, ne fait qu'un avec lui. Ensuite de peintre se retrouve lui-même - séparé du paysage – qu'il peut voir : la « têtue géométrie » a eu raison du « monde du dessin ».
Car cette pulsation, : dyade-monade-dyade (nouvelle) n'est possible que par le regard de peintre de Cézanne. Je veux dire qu'elle est en fait soutenue par la tiercéité.
Il y a certes une dyade de départ : moi-monde, mais, parce que Cézanne est peintre (un vrai peintre), le monde est déjà monde-à-peindre. Il y a alors dans cette dyade un troisième terme, présent dans sa très explicite absence : le tableau à peindre, dont j'avancerais que la position est celle d'interprétant... »

Voix2
On pourrait dire de la même manière, jouant sur le signifiant « maître », - si le peintre veut bien le partager avec elle -, que Véronique qui est professeur, - une vraie professeure -, est soutenue par la tiercéité de son métier d'enseignante, dans le rythme du « passage » d'une dyade où elle accueille ses élèves ''là où ils sont'' jusqu'à ne faire plus qu'un(e) [monade narcissique] avec leur cause, à une autre dyade qu'ayant trouvé sens à s'y reconnaître dans le relais pris par le chef d'établissement, ces élèves forment désormais avec la raison sociale qu'ils ont d'être-là. Deux sortes de tiercéité s'y côtoient : celle de la loi de l'établissement avec laquelle ils apprennent à se familiariser, et celle, non moins efficiente, d'une équipe de PI qui joue en sourdine, prêtant la résonance de son oreille à l'ouverture de la possibilité d'un ''dire'' tentant de séparer, parfois et si possible de plus d'un millimètre, la pensée de son travail par la prof, de/et l'efficacité de l'action d'un établissement poursuivant ses objectifs.

Nous avons vu dans ce texte se côtoyer deux sortes de tiercéité. Se côtoyer est le mot, s'agissant du relais pris et de la quasi officialisation par le Proviseur du dispositif d'accès à l'établissement qualifié par Véronique de petite institution. Les deux ont marché de concert, l'une dans le champ du Contact, mais pas seulement, et l'autre dans le champ d'une raison sociale qui trouvait son compte à valider cette démarche première, mais peut-être pas seulement non plus. Pourtant, on a pu lire que la conception qu'avaient certains collègues de Véronique de ce que devrait être le strict rapport à la loi n'y trouvait pas son compte. Ils craignaient probablement de voir se déliter un peu plus à cette occasion, le socle par ailleurs parfois malmené et fragilisé où leur travail cherchait encore à se fonder. Sans doute auraient-ils été plus rassurés de voir la transgression de Véronique rappelée à l'ordre de la limite et de la loi au nom d'un « tiers » sacro-saint, gravé dans la pierre au fronton du lycée. Mais la pratique de Véronique nous parle d'autres fondements et d'une autre conception possible de la notion de limite qui met en jeu une tiercéité d'un autre ordre. Elle nous parle plutôt de la base de l'existence, d'un lieu d'un premier support, au sens où le mot grec ''basis'' signifie ''la marche'', seuil sur lequel se tenir et lieu où marcher, aller et venir en accord ou en désaccord avec le mouvement du monde, lieu qui conditionne les évènements psychiques qui lui sont ontiquement postérieurs tels que la relation d'objet, le rapport à la loi et le rapport du moi à lui-même et aux autres. La sphère du Contact, - car c'est d'elle qu'il s'agit -, c'est plutôt le domaine du toucher, du goût au sens d'aller où bon vous semble, d'un voisinage proche mais d'un proche difficile à saisir, première manifestation d'une sociabilité diffuse où il serait plutôt question de prendre consistance, de se tenir, que de se tenir à quelque chose. Szondi à ce stade ne parle pas d'objet mais d'un « Haltobjekt » qui n'est pas un objet au sens strict du terme (au sens où ce quelque chose se trouverait devant et ferait de quelque manière obstacle). A ce titre et à ce stade, la grille du lycée semble bien n'être pour certains élèves d'aucun secours si elle doit faire obstacle à l'accès à ce lieu autre qu'est la classe, où le plus singulier en chacun est (devrait être !) amené à expérimenter les modalités du contact qu'il y prend à tâtons avec d'autres, pour beaucoup encore peu différenciés en ce début d'année. On comprend mieux, alors, les expressions d'agressivité de certains élèves à qui on refuse l'accès à un tel ''lieu'' et à l'accueil qui y est en jeu, quand il existe réellement. La loi préformée affichée au fronton du lycée, telle un jeu de pelote basque où l'élève se heurte à un mûr insensible plutôt neutre, n'offrirait quant à elle à l'élève, qu'un jeu de ''à prendre ou à laisser'' (c'est à dire souvent, pas de jeu du tout !).

Or, ce sur quoi la problématique du miroir pourrait attirer notre attention dans une telle occurrence, c'est que l'image unifiante reconnue dans le miroir par l'enfant, pour orthopédique que soit sa fonction dans une perspective d'avenir, n'est qu'une image de surface qui ne rend pas compte dans le présent, de l'état d'inorganisation où cet enfant se vit intérieurement et réellement. Image d'un autre, à la fois désirable et frustrante, puisque cet autre qui le confronte à quelque chose d'enviable encore inconnu de lui il y a peu, l'exile en même temps d'un être-là anarchique et débordant qui, de ne pas trouver à être accueilli dans les limites imposées par la surface de cette image spéculaire inhabitable dans l'immédiat, erre du fait de cette prématurité en adressant la vivante agressivité qui, pour partie en résulte, à qui souvent, ne veut ou ne peut rien en entendre, impuissant qu'il se trouve à en accueillir quoi que ce soit, - ou qu'il se trouvera, dans les contextes institutionnels qui ne manqueront pas de faire réplique à cette problématique spéculaire -.

Voix1
L'explosion de Maïssa, racontée ci-dessous, pourrait bien en constituer un exemple, concernant une élève dont la régularité de la conduite et la participation au travail en classe ne pouvaient jusque là laisser supposer qu'elles étaient plus chez elle la conséquence d'une mise en conformité surmoïque que le résultat d'une rencontre avec un espace d'accueil où quelque chose l'aurait touchée à la base, dans la singularité d'un cheminement d'apprentissage et de vie porteur de sens.

J'apprends que Melle B. Maïssa doit passer devant le Conseil de discipline : elle a insulté violemment deux assistants d'éducation qui lui ont refusé l'accès au lycée en raison de son retard.
« Le portail est fermé, le motif de votre retard ne peut pas être pris en compte. »
Mais qu'est-ce qui a bien pu arriver à cette jeune fille ? En classe, aucun faux pas : elle écoute, participe, ne bavarde pas, presque aussi sage qu'une image ! Je lui signifie mon étonnement et je lui propose ainsi qu'aux déléguées de sa classe de préparer ce Conseil de discipline. Dans les cours qui précèdent ce rendez-vous, je retrouve la jeune fille habituelle : elle poursuit son année scolaire.
Ce matin-là, elle est présente avec les deux élèves déléguées : elle a écrit deux lettres d'excuses (excuses qu'elle a déjà présentées aux surveillants), elle parle de sa peur d'être renvoyée dans le calme et la retenue. Elle veut devenir gendarme et nous dit que cette expérience est un rappel à l'ordre face à la hiérarchie. Ses deux camarades déléguées écoutent et préparent chacune leur texte : un sur sa bonne intégration et participation dans la classe et l'autre sur le déroulement des faits, « je voulais aller en classe : j'avais prévenu mais cela n'a pas suffi». Elle n'a pas été exclue, elle a obtenu le sursis.


Voix2
Ce qu'il est peut-être aussi intéressant de souligner ici, - sans doute bien trop rapidement - dans les périodes de procédures et de bonnes pratiques auxquelles nous ne faisons (on peut en faire l'hypothèse) qu'aborder dans les temps que nous vivons actuellement -, c'est que pour orthopédique qu'elle puisse paraître, l'image soutenue par le miroir ne peut faire office chez l'être humain de pattern auquel se conformer fidèlement. Un pattern est toujours un modèle simplifié d'une structure bien plus complexe, et l'inévitable discorde entre la structure profonde du sujet et la forme dans laquelle il lui est proposé de se reconnaître et où il constate en même temps la dimension de son irreprésentabilité et de son insu, est sans doute la gardienne de son humanité. La réflexion n'est pas nouvelle : que serait un monde où, comme dans le monde animal, à tel modèle de stimulus ne pourrait correspondre que tel type de réponse ?

Voix1
On peut entendre, à cette étape de la réflexion, la phrase emblématique de Jean Oury face aux appareils de la techno-science-économie « Qu'est-ce que je fous là ? », comme un salutaire temps d'arrêt, au sens Szondien d'un « Haltobjekt », à l'orée d'une prise de conscience de notre responsabilité professionnelle, propice à entre-apercevoir les raisons que nous pourrions alors faire valoir de ménager à leur marge des ''espaces du dire'' , en tant qu'ils seraient susceptibles de donner de l'existence et faire prendre consistance, voire restaurer notre sensibilité, à ces premières manifestations d'une sociabilité diffuse.


L'épi-est-sur-t'erre
[travail effectué dans le cadre du
Collectif Européen d'Équipes de Pédagogie Institutionnelle (CEÉPI),
en articulation avec l'équipe Caus'actes
]




Magritte, La reproduction interdite


BIBLIOGRAPHIE :

Jean OURY, Essai sur la conation esthétique, Editions Le Pli, Coll. Clinique et création, 2005.

                 Création et Schizophrénie, Editions Galilée, 1989.

Danielle ROULOT, Paysages de l'impossible, Champ Social Editions, 2006 (pp.72 et 108-109)

François TOSQUELLES, in Annexes à la Thèse de Médecine de Claude PONCIN, 1963, (p.74) publiée par l'Association Culturelle du Personnel de St Alban

Ph. LEKEUCHE, J. MELON, Dialectique des pulsions, De Boek Université, 1990, (pp.21-24)



Note de fin de texte à partir d'une réflexion sur la sphère du contact chez Léopold Szondi d'après Lekeuche et Melon

* « Ma démarche, a écrit Véronique, est de montrer aux élèves que la loi peut être interrogée à bon escient tout en étant respectée dans son esprit. Puis si l'on souhaite la faire évoluer, il faut s'en donner les moyens. Ainsi, plusieurs élèves se sont présentés depuis à l'élection du CVL (Conseil des Délégués pour la Vie Lycéenne), une instance par laquelle les élèves sont associés aux décisions de l'établissement, (conseil consulté sur un certain nombre de questions liées à la vie de l'établissement et force de propositions pour des aménagements améliorant la vie des élèves au sein du lycée). »

On peut constater dans les lignes qui précèdent que Véronique n'est pas restée ''arrêtée'' au niveau de la monade narcissique qu'elle forme avec ses élèves, monade au sein de laquelle a pris consistance un contact qui va servir de base à un cheminement vers des niveaux ultérieurs. A partir de là peuvent en effet se déployer des itinéraires dans des paysages qui nous sont plus familiers et qui mettent en jeu des registres de la personne par rapport auxquels il est plus facile à un enseignant de se situer ou de se reconnaître. Bien que transféré du champ de la pathologie et de la clinique, le Circuit de la Pulsion organisé en un système à quatre niveaux par Léopold Szondi peut nous servir de guide : le passage du premier niveau au dernier niveau de ce système va dans le sens d'une autonomisation. [voir dans la bibliographie ci-dessus, la référence à Ph. LEKEUCHE, J. MELON, Dialectique des pulsions, De Boek Université, 1990, (pp.21-24)]

  • Au premier niveau (sphère du Contact), on a affaire à un sujet (un pré-sujet?) considérablement dépendant et donc toujours en instance d'être gravement frustré dans sa relation à un monde essentiellement indifférencié, si celui-ci ne répond pas à son attente.
  • L'accès au deuxième niveau (sphère du Sexuel), implique l'entrée en jeu de la catégorie de l'objet, nommément absente au niveau précédent, objet dont Freud nous a fait magistralement remarquer qu'il est perdu au moment même où il est perçu, reconnu en tant qu'objet (et devient donc extérieur à soi).
  • Au temps suivant (niveau Paroxysmal), la loi est l'élément nouveau qui conduit le sujet à changer radicalement sa manière d'être au monde et à soi-même. Il s'arrache à l'autocomplaisance qui était son lot au deuxième niveau. Ce temps 3 est aussi celui de la poussée qui, issue pour une part de l'interdit de l'inceste, dirige la libido vers un objet extérieur.
  • L'accès au niveau 4 est corrélatif de l'entrée en jeu du Sujet en première personne, c'est à dire du JE. Ce sujet peut être défini comme sujet-pour-soi par opposition au sujet-en-soi qui lui pré-existe et qui n'est en ce sens qu'un pré-sujet. On peut le dire aussi sujet du projet, de l'être en projet qui fait des projets, sujet désirant, donc, et dans la même veine, sujet de l'histoire qui fait l'histoire en se faisant par et à travers son histoire.

Ce détour par le cheminement dont le circuit Szondien de la pulsion nous ouvre la perspective, s'effectue donc à partir du vecteur du Contact, champ fusionnel pré-objectal et pré-narcissique à partir duquel (peut) se (re)joue(r) la séparation, jusqu'au vecteur du Moi où se jouera la viabilité d'identifications secondaires où le sujet se risquera ou pourra se risquer à se reconnaître dans la petite monnaie de ses inscriptions sociales, après être passé par l'émergence de l'objet, et la nécessité qu'entraîne cette émergence, que la relation à cet objet s'inscrive dans un cadre légal.


Notes de fin de texte à partir de l'expression « la vraie vie » rencontrée lors de nos échanges avec le groupe Caus'actes

« la vraie vie » : la question peut se poser de savoir où la situer, cette « vraie vie », à l'heure où l'empire de la numérisation virtuelle et de la dérive managériale et scientiste qu'elle entraîne, envahit l'espace de la représentation* et de la dimension fictionnelle qui supportait celle-ci et fondait traditionnellement son pouvoir de diviser ''au nom de...'', au nom de ce qui marque la délimitation d'avec ce qui n'est pas considéré comme humain, un au nom de la loi, donc, qui était à entendre comme une invitation à s'y inscrire institutionnellement, dans le cadre de cette loi, au nom de la vie. Mais, quand au lieu de pouvoir exister ainsi, injonction nous est faite de fonctionner dans une catégorisation du monde déshumanisée de n'être plus traversée par aucune dimension d'interprétation, alors, la tentation est grande, hélas, de ne plus rechercher ''la vraie vie'' que dans une dimension ''contactuelle'' qui ne fait plus que faire à bon compte l'économie de l'institutionnalisation d'un écart entre les mots et choses (l'espace du Dire). Car nous rappelle Pierre Legendre, il s'agit d'instituer cet écart : « Instituer, dit-il, n'aurait aucune signification s'il ne s'agissait d'instituer la possibilité de vivre ».

* l'espace de la représentation : Narcisse prétend abolir l'image. Il voudrait mettre fin à cette décorporalisation du corps qui signe l'avènement de la représentation chez l'homme. Ce qui est l'enjeu de ce mythe, c'est de nous montrer que l'être humain doit renoncer à dé-jouer la séparation entre la chose et le mot (le mot en tant que représentation), séparation qui, par le truchement du miroir, est au principe de la possibilité de vivre dans l'espèce parlante (je est un autre). Les mots ne sont pas des choses, contrairement à ce que l'entreprise scientiste voudrait nous faire croire en substituant à l' « au nom de... » fictionnel soutenu par un Auteur mythologique de la loi # diversement interprété selon les contextes culturels, une soi-disant vérité obligatoire qui se trouverait dans l'inévitable vocabulaire d'une Techno-Science-Economie managériale invoquée en lieu et place du montage de fiction qui soutient cet « au nom de... ». La fiction était interprétable, la vérité ne l'est pas.

# L'homme est une fiction. cf. l'Auteur mythologique de la loi : tel que le montage du mythe freudien du Père (absolu) de la horde nous invite à réfléchir à cette proposition qui en découle désormais : « il n'y a que des fils », qui au nom des idéaux hérités de cette pré-histoire en négatif sont appelés, non plus à en embrasser les figures en se prenant pour... , mais à en assumer les responsabilités dans la précarité d'une quotidienneté dont Jean Oury, à la fin du film de Martine Deyres Le sous-bois des insensés donne le ton à travers cette référence au poète grec Pindare : « Partage est leur maître à tous. »




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