Cinquante ans qu'est parue dans Vers une pédagogie institutionnelle ? la monographie de Jean-Michel. Cinquante ans donc qu'est proposée à notre lecture l'arrivée en classe d'un enfant dont la maladie nerveuse traitée au gardénal, et signalée par sa mère, voudrait pouvoir faire la loi dans l'école où il arrive, comme l'habitude en a été installée à la maison.
Cinquante ans que cet enfant fait signe, coincé entre les pages 126 et 127 du livre dont nous fêtons en cette année 2017 le demi-siècle de sa parution.
Mais cinquante ans aussi que Jean Di Rosa, le directeur de l'école, y entre en scène, accueillant d'une drôle de façon, au dire d'Aïda Vasquez, cet enfant malade dès sa naissance, très instable et fragile : « il n'y a rien à faire avec cet enfant, nous n'en voulons pas dans cet état-là, qu'il retourne chez lui ! ».
Et cinquante ans aussi que l'après-midi du même jour, la porte de la classe s'ouvre sur Marc et sa maman, des voisins dans le sillage desquels arrive Jean-Michel, sans sa mère dont il n'a pas voulu qu'elle l'accompagne.
Cinquante ans qu'Aïda Vasquez pose la question : Que s'est-il passé ce jour-là ? et pourquoi Jean-Michel est-il revenu en classe l'après-midi ?
On peut lire quelques éléments de réponse dans les paragraphes qui suivent… la maîtresse n'est pas intervenue pendant la « crise », elle n'a rien fait pour calmer l'enfant. Cette attitude d'attente a été sûrement ressentie par Jean-Michel comme lui signalant « un autre » pour qui le chantage des crises n'est plus valable. Donc il lui fallait chercher autre chose (…) Ces crises qu'il voulait faire valoir comme moyen de chantage n'étaient plus valables. Ce n'était pas la bonne monnaie (…) Donc sa monnaie était fausse et ne circulait pas. Dans la classe, sa « monnaie » n'avait aucune valeur. Il lui fallait chercher d'autres modes de communication et d'échanges avec le groupe et la maîtresse…
50 ans après, est-ce se « pousser du col » que de chercher à traduire ce qui se dit là avec une grande simplicité ?... Parler d'une manifestation de jouissance comme d'un grain dans la météo de la vie psychique… Dire que ce grain de jouissance peut faire « signe » si s'offre à lui une chance d'être interprété… Poser qu'en PI, la possibilité d'une interprétation est déjà-là, par la modalité des échanges au sein du groupe, en lien avec un maître qui y a été formé. Mais formé à quoi ?... Fernand, instituteur Freinet, n'a-t-il pas fréquenté le divan de J. Lacan à l'instigation de son frère Jean ? Et s'interroger sur la valeur d'une monnaie qu'on peut dire bonne ou fausse, n'est-ce pas une opération de tri à laquelle nous invite l'expérience psychanalytique à travers le remaniement des identifications auquel elle nous engage ?
Il y croit, Jean-Michel, à la valeur de la monnaie qui a cours habituellement entre sa mère et lui et que tous deux tentent d'imposer à l'occasion à son père ou à d'autres… Il n'a pas de raison de ne pas y croire… puisque ça semble aller de soi. Sauf que, comme l'écrit Lacan lorsqu'il schématise le processus d'identification dans le Séminaire V sur les formations de l'inconscient, ch.XVI, (p.296) : « … Ce qui a été l'objet de la relation libidinale devient autre chose, est transformé en fonction signifiante pour le sujet, et le désir de celui-ci passe sur un autre plan, le plan du désir établi avec le troisième terme. »
Seulement, cette trans-formation, ce passage, ne s'accomplissent pas le plus souvent instantanément, et pas même dans le temps d'un rebond intentionnel qui voudrait infléchir le comportement gênant. Ce comportement débordant, ce grain de jouissance qui n'est pas directement monnayable, s'il fait signe, c'est de quelque chose de noué qui n'est pas directement accessible… inconscient en quelque sorte, encore que j'aie entendu plus d'une fois Jean Oury dire à des stagiaires qui lui posaient des questions : « j'ai bien l'impression que les questions que vous posez, vous en avez bien quelque part un peu la réponse ».
Alors, dans ce genre de situations qui me mettent, moi ou un(e) autre, momentanément dans l'impuissance, j'aime bien (ça me rassure de) penser que je peux sortir de ma boîte à outils une bande de Moebius et qu'un certain temps sera nécessaire (le temps d'un tour ou de plusieurs) à ce que revienne à sa surface et devienne conscient, un savoir insu qui n'appartient qu'à l'intimité du sujet concerné, même si le signe incongru qu'il en avait produit aux yeux de tous a pu s'ancrer (être accueilli parfois d'une drôle de façon) dans une réalité partageable, (mais pas forcément compréhensible d'emblée).
Il y croit, Jean-Michel, à son symptôme, même si quelque part, il n'y croit pas tant que ça puisque son symptôme a aussi pour fonction de faire « signe » de quelque chose qui cloche. Mais faire signe à qui ? On voit bien dans cette histoire que le directeur de l'école, pour risquer une parole aussi apparemment peu accueillante, il doit bien y croire au moins tout autant à ce dont, de sa place de troisième terme, il est garant, relativement au fonctionnement de son école et de la classe susceptible de recevoir Jean-Michel.
Y croire ?... pas forcément sous la forme d'une certitude militante emportant l'adhésion, toute résistance balayée dans la perspective du grand soir pédagogique… Il ne faut quand même pas exagérer. Nous sommes plus modestes… Nous faisons seulement l'hypothèse abductive que chacun porte en soi, dans la sous-jacence des signes qu'il adresse ainsi aux autres, et comme en négatif, le cadre anthropologique que ces signes affectent parfois d'ignorer et qui se rappelle en écho au souvenir du $ujet, à l'occasion d'une rencontre, - ici d'une personne ou deux -, mais aussi d'objets programmés au hasard, pour peu que cette dimension d'interprétation ne soit pas absente de leur organisation.
C'est peut-être ce qui permettait à Jean Oury de dire qu'il avait pu parfois attendre vingt ans avant que s'esquisse un sourire… Alors raison de plus quand il s'agit des cinquante ans de VPI?
Philippe Legouis