"Il s'agit d'inventer l'école ? Inventons-la - qui peut s'écrire là - radicalement, jusqu'aux racines. La tâche n'est pas simple.
Si les enfants ne sont considérés que comme des rejetons de l'idéologie ambiante, sous prétexte de les respecter, on respecte quoi, sinon le fait qu'ils sont particulièrement spongieux, ne serait-ce qu'aux déchets des cauchemars de l'idéologie dominante ?
Autrement dit, s'il s'agit d'inventer une école qui serait plus humaine, il faut bien s'apercevoir que les idées qu'on peut se faire de l'humain ne sont jamais que le fruit plus ou moins cohérent de millénaires d'idées qui se sont élaborées pour que se produisent ou reproduisent des sujets supposés devoir convenir aux besoins. Aux besoins de qui ? Allez demander l'idéologie pour qui/pour quoi elle fonctionne."
En mai 69, sortait le premier numéro de Cahiers de l'association l'AIRE auquel F. Deligny apporta sa contribution. Voici son premier article. Je me suis permis d'y joindre les miens, livrés tels quels, parlant d'un gamin dont j'ai déjà fait état dans le BI. Michel Exertier
Parmi ceux dont la fonction est d'éduquer ou de soigner, certains, qu'ils soient instituteurs, infirmiers, éducateurs, psychologues ou psychiatres, sont amenés à chercher par où et comment il leur serait possible de se sentir plus à l'aise dans leur travail quotidien et, ici et là , ont lieu des tentatives solitaires ou qui sont l'affaire d'un petit groupe.
Ici et là, à tout moment, ont lieu des menus événements qui ne sont même pas perçus. Le seraient-ils, qu'ils échappent au dire institué.
Lorsqu'on prend un peu de recul par rapport à ces tentatives souvent balbutiantes, désordonnées, fugaces, déformées par le fait même qu'elles ont à se justifier, là, sur le champ, exaspérées d'être mises en cause, on perçoit, à travers les redites ou les extravagances, les mille et une teintes d'une révolte sournoise ou manifeste contre ce qui menace une cause commune, discrète au point de ne pas se formuler mais vivace et hargneuse et on dirait que ces tentatives quasiment réflexes menées par des gens qui sont loin de se connaître sont les facettes d'une même et confuse recherche aux effets spontanés bien que pris dans l'air du temps.
Le dommage est grave qu'elles se figent ou s'éteignent faute peut-être d'un lieu où s'inscrirait l'écho, la trace de ces tentatives menées ici dans une classe ou là dans un service hospitalier, ici dans une maison de jeunes ou là où sont placés arriérés ou psychotiques, monstrueuse récolte dont l'abondance submerge ceux qui doivent veiller sur elle.
Les Cahiers de l'AIRE ne sont pas 'une revue de plus'. Ils voudraient être une longue lettre qu'on n'écrit pas faute de savoir à qui l'adresser et puis à quoi ça servirait ? D'un bout du pays à l'autre, du recoin d'asile à la classe d'avant-garde, ils peuvent être un lieu par où se faire signe, entre ceux qui, malgré tout, tentent de faire quelque chose.
De là, ces menus événements qui échappent au dire institué et que la pratique d'un certain langage laissent dans l'in-percu. Voilà qu'ils prendraient la lumière et peut-être même un sens.
Fernand Deligny.
Voir aussi les Editions de l'Arachnéen pour leur édition récente des Oeuvres complètes de Fernand Deligny et pour L'Arachnéen et autres textes
(L'Arachnéen : essai qui propose des variations autour de la notion de réseau. Réseaux : le mode d'être autistique, les lignes d'erre et celles de la main, l'orné des gestes, l'écriture et la trace, la dispersion des lieux de séjour dans les collines cévenoles, Janmari l'enfant autiste, un archipel imaginaire. L'Arachnéen est un mode d'être et un territoire complexe, inné, commun, qui permet de survivre, qui se déploie dehors, à l'écart des visions imposées et des normes du biopouvoir...)