date : 2004
Jour de fête
par Philippe Jubin
Au début de Jour de Fête, l'œuvre de Jacques Tati, le facteur, héros du film, veut aider à dresser le mât de cocagne, sur la place du village. Pour ce faire, il doit planter un pieu. Tout en le maintenant, il sollicite un homme qui tient une masse à la main. Le marteau s'élève et retombe par terre, 50cm trop à droite. Raté. Le facteur propose de recommencer. La masse s'élève et retombe à nouveau 50cm à côté. Il place alors le pieu à l'endroit où le marteau tombe. La masse s'élève et retombe 50cm plus loin. Le facteur râle et regarde son partenaire qui, courbé vers l'avant, a le visage tourné vers le sol. Mais l'homme se redresse et le postier s'aperçoit que son compagnon de travail louche très fortement. Le facteur marque sa surprise, sa compréhension et son dépit. La situation semble bloquée devant cette adversité rédhibitoire. Mais le postier réfléchit un instant puis décide d'enfoncer suffisamment le pieu à la main pour qu'il tienne tout seul à l'endroit prévu. Il va ensuite chercher un autre piquet, semblable au premier, qu'il place 50cm plus à gauche. Tout en maintenant avec ses mains ce deuxième bâton, il sollicite son partenaire. La masse s'élève et atterrit… sur le pieu qui se tient tout seul, 50 cm sur la droite de l'objet visé. Encore et encore. En trois coups de masse, la plantation est effectuée comme il faut, à la bonne place. Le travail est terminé. Congratulations réciproques, tout le monde a le sourire.
Mais inventons une suite à l'histoire.
Le loucheur, content de lui, avoue au facteur que c'est la première fois qu'il réussit à planter un piquet, et qu'il le remercie et que c'est grâce à lui…
Le facteur explique alors que ce n'est pas grâce à lui mais au système des deux pieux. Il lui explique la combine et la fois d'après, le loucheur pourra se faire embaucher comme planteur de pieux parce qu'il mettra tout seul les deux pieux à 50 cm l'un de l'autre et visant l'un, il plantera l'autre. Et puis, au bout d'un certain temps, parce qu'il en aura sans doute assez de transporter deux bâtons à chaque plantation, il se décidera à corriger sa vision. Il acceptera alors toutes les contraintes nécessaires qui l'amèneront à avoir une vue plus juste des choses. Il sera prêt à accomplir le travail indispensable pour recouvrer une vision claire.
Voilà une belle histoire qui se termine bien.
Et ce conte me parle car il peut être entendu comme une métaphore de l'action pédagogique.
Constatant que son partenaire ne faisait pas bien son travail, le facteur avait à sa disposition toute une palette de réactions possibles.
Il aurait pu, par exemple, abandonner la partie et se résigner : « Ah ! le pauvre, il louche, c'est normal qu'il n'y arrive pas, je comprends et je ne lui ferai plus jamais planter de poteaux pour ne pas le mettre en situation d'échec… »
Il aurait pu envoyer le planteur en consultation dans un centre spécialisé et apprendre du psychologue (mais il faut être discret là-dessus), que le bonhomme louchait depuis le jour où, tout petit, il avait vu son papa faire de drôles de choses à sa maman. Il avait alors décidé de ne plus regarder la réalité en face. Cette explication, tout à fait inopérante pour la plantation de pieux (?), aurait pu tranquilliser notre facteur sur son inaptitude à trouver une solution pour un cas si complexe.
L'homme du courrier aurait pu également râler après celui qui n'accomplissait pas comme il fallait le travail demandé. Il aurait pu ordonner à son compagnon d'enfoncer le pieu en criant bien fort, en le menaçant, en lui adressant mille reproches, en essayant de corriger son geste coûte que coûte. « Il y en a qui réussissent très bien à planter un pieu. Il n'y a rien de plus simple ». Il se serait sans doute épuisé, constatant vraiment que le loucheur n'y mettait aucune bonne volonté : « si tu ne veux pas te corriger, tu seras puni jusqu'à temps que tu comprennes et puis c'est tout».
Mais ce n'est jamais tout, heureusement.
Et peut-être avait-il lu Deligny, allez savoir les lectures des facteurs ! « N'oublie jamais de regarder si celui qui refuse de marcher n'a pas un clou dans sa chaussure » (1).
Le facteur prend son compagnon d'infortune comme il est, et va chercher un moyen pour remplir quand même la tâche.
Il va organiser l'environnement pour que l'autre soit en situation de réussite, en respectant la personne qui est en face de lui et en ne l'abandonnant pas à son incapacité. Pour ce faire, il invente un dispositif en mettant en jeu une médiation, ce 2e poteau qui ne sert à rien… qu'à permettre le travail.
Sa façon d'être avec ce garçon est juste, quelque soit la réponse à la question qu'il ne se pose pas : mais pourquoi est-il comme ça ?
Pourquoi il est comme ça ? il s'en moque le facteur-pédagogue, ce n'est pas l'objet de son travail.
Par contre, le dispositif qu'il va inventer et mettre en place va piéger l'autre, piéger son incapacité à bien planter un poteau, bousculer sa position de pauvre malheureux qui n'y arrive pas et redonner par là au bonhomme un peu du désir de s'en sortir.
Le pédagogue-enseignant rencontre souvent des élèves qui ne sont pas comme ils devraient être. L'histoire de ce facteur pourrait peut-être l'aider à vivre parfois dans sa classe, quelques jours de fête.
1 - in Graine de crapule