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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
auteur : Janine Philip
date : 29 avril 2011

Du cirque à la loi

 

1970. Dans cette classe de perfectionnement annexée à une école d'application, dix-sept enfants de sept à treize ans.
Neuf filles sont là depuis plusieurs années, huit garçons viennent d'être admis. C'est la seule classe mixte de l'école.

Le cirque
« Mais, c'est le cirque, dans ta classe... »

Le 30 septembre, un texte de Lise est choisi par l'ensemble de la classe pour être imprimé. Voici ce texte après sa mise au point collective :
Au cirque
Dimanche, je suis allée au cirque Amar avec mes parents.
J'ai vu des fauves très méchants, des lions et des tigres qui étaient dans une cage. Le dompteur les faisait obéir au fouet.
Il y avait aussi des acrobates qui étaient très forts et des clowns qui faisaient des grimaces. Je riais.

 

 

 

Quand je parle de ma classe aux camarades du G.E.T. de Nice, j'entends : « Le cirque, tu l'as aussi dans ta classe! »
Oui, en classe, c'est bien le cirque.
Les garçons passent leur temps à barbouiller leurs cahiers, à se balancer dessus tout ce qui leur tombe sous la main, se taquiner, se battre. Depuis la rentrée, mes efforts pour qu'ils s'intéressent à un travail scolaire sont vains.
Les filles, habituées à cette classe, voudraient bien travailler; mais c'est bien difficile dans ce chahut.
Pour essayer d'y voir plus clair, je tâche d'écrire chaque jour ce qui s'est passé. C'est une technique que nous employons pour pouvoir travailler sur nos classes. Et ça soulage quelquefois !

Un jour, parmi d'autres, j'ai noté sur mon cahier.
« Journée très pénible. Opposition systématique des garçons pour le travail. Julien - crise de folie - envoie sur les autres tout ce qui était sur le bureau d'Annie, cahiers froissés, etc., et le bureau suit, renversé par terre.
Gilles crie. Bernard fout la pagaille en circulant entre les bancs, le bras étendu, de façon à frapper tout ce qu'il rencontre.
Les filles essaient de travailler, mais n'y arrivent pas et, accaparée par mes vains eftorts pour rétablir l'ordre, je ne peux pas les aider.
Je suis découragée et j'ai mal à la tête. Les parents assistent à une sortie hurlante alors que les petites mignonnes des collègues sont parfaitement calmes et silencieuses.
»

Un autre jour :
« Mohamed, Hocine et Tulien sont déchaînés. Julien renverse les peintures et peint les murs. Mohamed et Hocine commencent à faire d'assez beaux dessins, puis les barbouillent ainsi que ceux des voisins. Le tout finit à la poubelle. Ils cassent une tête de marionnette et peignent les autres en noir et rouge. Quand ceux qui avaient fait les têtes s'en aperçoivent, ils ne sont pas contents. Ça dégénère en bataille.
Aucun travail possible.

Je pense aux trois L de Vasquez-Oury: un Lieu avec ses Limites, une Loi. Délimiter les lieux : là on travaille et là on joue. D'un trait de craie, j'isole un coin derrière mon bureau. Je dis: " Là, on peut faire ce qu'on veut. » Lieu de régression possible. Mohamed, Hocine et Julien y viennent spontanément.
Le résultat n'est pas probant. Mon coin improvisé est plutôt mal placé. Devant les enfants, il devient plutôt la scène où les fauves s'exhibent : cris, rugissements et tam-tam sur mon bureau. Quelqu'un dans la classe dit : « C'est la cage à fauves ! 
»

Trois fauves

Mohamed, dix ans. - La beauté d'un petit sauvage. Pour les autres, une moue de dédain, un regard de haine. Il a toujours l'air un peu traqué. Son père est mort dans un accident. Il vit avec sa mère et sa soeur dans la famille déjà nombreuse d'un oncle. De ses proches, il reçoit surtout des taloches.
Il a fait un collier. Il hésite entre le jeter, le vendre ou le donner à sa mère. Mais comment approcher celle-ci sans recevoir une claque ? Il fait et défait vingt fois le paquet.
Il ne croit pas que quiconque puisse lui vouloir du bien, que quelque chose d'heureux puisse lui arriver.

J'ai obtenu pour lui la gratuité de la cantine. Avant, il ne rentrait pas chez lui à midi, donc ne mangeait pas. Maintenant, chaque jour il me dit: « Je ne peux pas manger puisque je ne paie pas. » J'aimerais qu'il se taise, car c'est une faveur rare que tous ne peuvent obtenir, et aussi pour qu'il n'en soit pas humilié devant les autres. Je dis : «Je me suis arrangée avec ta mère. » Mais il insiste toujours.

Le colis des correspondants tarde. à arriver. Il dit Tu vois, c'était pas vrai qu'ils nous enverraient des cadeaux. »

L'après-midi de Mohamed le 10 septembre. Des filles rangent l'imprimerie. Travail minutieux et long qui consiste à mettre les caractères dans le bon sens, dans le bon casier de la « casse » Freinet. Mohamed passe en courant secoue la casse. Tout est à refaire.

Une équipe de garçons fait de la menuiserie. Mohamed commence à découper les éléments d'un chalet, casse une lame de scie et abandonne, puis il badigeonne de colle le travail des autres.
Il barbouille un dessin de Bernard.
Il a fait sûrement bien d'autres choses. J'ai retenu celles-ci quand j'ai noté, le soir.

Moi, je ne vois pas grand-chose en classe, écartelée que je suis entre les différentes équipes, qui sont loin de fonctionner seules à ce moment de l'année, et mes tentatives pour limiter les dégâts causés par mes fauves.

Le 15, nous partons faire une enquête dans le jardin public qui borde l'école. Bernard et Michel font de très beaux dessins. Mohamed passe, suivi de Hocine. Voilà les dessins qui flottent sur le bassin.

Le 17, nous fabriquons des marionnettes. Dans les mains de Mohamed, tout s'effrite. Enfin, avec mon aide, il parvient à faire une tête. Ma directrice (déchargée de classe) vient « bavarder ». Quand je peux à nouveau m'occuper de mes élèves, sa marionnette ainsi que celle de Bernard sont réduites à l'état de boulettes de papier imbibées de colle qu'il envoie au plafond et sur les murs. Le même jour, il met du sable sur un toboggan : ça déchire trois pantalons.

La classe est pleine de gouges (outils pour creuser le lino), outils de menuiserie, pyrograveurs qui, dans ses mains, deviennent poignards ou massues.
Il brandit un bic pour frapper Gilles qui esquive. C'est Émile qui est blessé assez profondément au bras.
Il sera la cause d'un accident arrivé à Claude (voir plus loin).
Il est si vif que les sottises sont faites avant qu'on ait le temps de réagir.

Jeanne, responsable des feutres rechargeables, s'applique à coller des petits papiers colorés sur les flacons pour reconnaître les couleurs (elle ne sait pas lire) : Mohamed presse un compte-gouttes de colorant sur son cartable. Je lui flanque une tannée et profite de l'effet de surprise pour expliquer :
Les feutres sont à nous tu peux t'en servir quand tu veux.
- C'est pas à moi, je l'ai pas payé...

Les camarades du G.E.T. Nice (Odette Saissi, Ginette Armand, Yvonne Casari) parlent de Mohamed.
- Ce qui frappe c'est son désespoir
- Il détruit les marionnettes, les dessins, créations des autres et les siennes aussi.
- Derrière l'oeuvre, il y a l'être qui l'a créée.
- C'est un désir de mort.
- Vivre c'est créer, créer la vie, détruire, c'est tuer.

Hocine, neuf ans. - Il suit Mohamed partout. Est-ce par solidarité de race? Je ne crois pas. Dans les moments de colère, ils se traitent mutuellement de « sale Arabe », alors que les autres n'en parlent pas.
Ils étaient dans la même classe l'an passé et ils arrivent ensemble au perfectionnement. Hocine ne ressemble en rien à Mohamed. Il a l'air d'un petit bonhomme assez équilibré. Pourquoi est-il si souvent le second de Mohamed ? Pour lui, le travail scolaire est quelque chose d'ennuyeux que le maître oblige à faire.

C'est peut-être ses classes antérieures qu'il essaie de détruire. Ce Mohamed qui ose le faire le fascine.
J'écris souvent Mohamed-Hocine, car dans la classe, quand on voit l'un, on voit l'autre.

Julien, huit ans. - Il a été quelques mois dans ma classe, l'an passé. Il est très marqué physiquement. Il marche penché en avant en traînant les pieds. De son nez coule une éternelle chandelle qu'il essuie où il peut. Il n'a jamais de mouchoir, mais un jour qu'il en avait un il le mouillait tout entier dans sa bouche, puis le pressait en le tordant.
Il montait l'an passé les trois étages à quatre pattes en aboyant au milieu des rangs.

« Quand je l'ai eu, nous vivions dans une maison paysanne en pleine campagne avec nos quatre enfants. Il s'est élevé comme un petit sauvage », dit Mme P. Dans la famille, il est le petit animal familier qu'on caresse de la main et qui fait parfois rire par ses drôleries. Personne ne semble s'inquiéter de son inadaptation.

Cette année, il se couche au milieu des couloirs pour arrêter les rangs.

Aux récréations, il joue rarement avec d'autres. Il tourne autour des instits en essayant de se faire remarquer par des grimaces et des taquineries.

Depuis la maternelle, il est le « fada » de l'école, et il s'est installé dans ce rôle commode qui lui permet de faire ce qu'il veut sans être grondé. Il tient à son statut de fada et il soigne particulièrement son scénario pour les étrangers. En classe, nous sommes un peu blasés. Pour les autres, il est le gaga qu'on supporte tant bien que mal. On écoute d'une oreille distraite son bavardage délirant. On se contente de limiter les dégâts, car tout ce qui passe par ses mains est abîmé, sali, cassé.

L'an passé, je n'ai pas réussi à l'intégrer à un groupe de travail. Il ne faisait que passer, papillonnant d'un groupe à l'autre et sortant de temps en temps une réponse étonnante, montrant que, sans en avoir l'air, il a glané pas mal de choses. A la fin de l'année, il savait presque lire, mieux à l'envers qu'à l'endroit parce que quand je faisais lire les autres il s'accoudait derrière le livre.

Un dompteur se présente : Lise, onze ans

Au conseil du 22 septembre, des chefs d'équipe sont choisis (les brevets n'étant pas passées, on ne connaît pas les plus compétents). Lise n'est pas élue, supplantée par Francine plus populaire. Les chefs d'équipe ne veulent pas de Hocine, de Mohamed, de Julien. Lise propose : « Je veux bien faire une équipe avec eux trois. » C'est accepté.

Lise est une fillette équilibrée, très appliquée, pas sotte, un peu trop sage. Son niveau intellectuel et scolaire est supérieur à celui des autres. Cela la met un peu en dehors. Dès la rentrée, elle a dit, « Tout ce que je veux, c'est travailler. »
Je suis un peu inquiète. C'est une étrange association : la sage petite fille et « les affreux »., Ne va-t-elle pas se f aire dévorer ?
Après le conseil, ils travaillent comme des anges toute la journée.

Le 23, l'équipe Lise imprime. Elle est calme et détendue. Une bagarre éclate. Les lignes sont renversées. Je viens à la rescousse et j'aide Mohamed à refaire les siennes. Il fait tomber le composteur. Il recommence, Lise dit qu'il y a des fautes. En colère, il balance son composteur-au milieu de la classe.

Julien prend une lettre, part à l'autre bout de la classe tourne autour de l'imprimerie. Finalement, Lise fait presque tout le travail seule.
Pauvre Lise !

Pas si pauvre et si douce que cela, la Lise ! Des fauves, ça peut servir.

Le 26, il y a de la bagarre dans l'air. Les bâtonnets servent plutôt de projectiles que de matériel à compter. Deux clans se forment : l'un autour de Francine, l'autre autour de Lise. Lise ne se bat pas, mais ses fauves partent à l'assaut et sèment facilement la terreur dans l'autre camp.

Après les fauves, des acrobates...

Le 30 septembre, les garçons se mettent à faire de la gymnastique dans un coin de la classe. Hocine est très fort. Il fait la roue, l'arbre droit, le poirier de façon impeccable. Les autres essaient d'imiter. C'est bruyant et ils s'énervent. La bonne institutrice qui dort en moi a envie d'arrêter ça au plus vite. Je pourrais donner un coup de gueule : « C'est l'heure de la lecture. » Je ne le fais pas. Je ne peux me défendre d'une certaine admiration pour ce qu'ils font. Je pressens peut-être aussi une demande des enfants pour pouvoir survivre dans ce groupe sauvage, un espoir de sortir du chaos.

... et des clowns


22 septembre, les bancs sont en cercle pour le conseil. Gilles, fasciné par cet espace libre, saute au milieu et se met à tourner en rond. Il tire la langue sur le côté, marche en avant les bras ballants en faisant « in, in, in, in ». Il ressemble à un gros mongolien qu'il n'est pourtant pas. Hocine, Mohamed et Julien sautent à leur tour et font des grimaces et des cabrioles. Je fais sortir les clowns, mais le conseil est foutu!

Julien surtout a remis ça souvent. Cabotins et exhibitionnistes, tous aiment avoir un public. Quand quelqu'un entre dans la classe, ils se donnent en spectacle, jouent aux singes savants, font montre de tous leurs talents de clowns acrobates.

Odette Saissi, une collègue du G.E.T. Nice, vient nous voir un jour. Julien, voulant trouver quelque chose de vraiment original, se met à jouer de la flûte en faisant l'arbre droit contre le mur. (Faut le faire...)

Tentative désespérée de montrer aux autres qu'ils ne sont pas totalement impuissants, que, dans cette classe, nous sommes bons à quelque chose. Pour les mêmes raisons sans doute, j'encourage ce cabotinage, particulièrement quand mes visiteurs sont des camarades de groupe. J'avoue être assez fière de leurs exploits.

Le cirque allait-il devenir arène ?


(Dans le cahier où je prends des notes, j'avais oublié de parler de ce conseil.)
Les bancs étaient jusqu'alors groupés par équipes. Ce jour-là :
JEANNE – On devrait les laisser en rond comme au conseil.
ANNIE - Oh! oui, on mettrait Mme Philip au milieu!
Je pense « Les cahiers au feu, la maîtresse au milieu!
En même temps Lise et Annie le disent. Je ne me sens pas l'âme d'une martyre : je refuse catégoriquement.

Quand le cirque devient arène, c'est le moment d'essayer de se barrer

Le cirque, c'est drôle quand on y va en spectateur. Quand on vit au milieu des fauves, ça l'est moins.

Le 2 octobre, j'ai parlé de ma classe aux copains. J'écris dans mon cahier :
« Les camarades avaient l'air consternés. Ce doit être le sang qui leur a fait peur. En effet, j'ai parlé de Michel qui, en apparence tranquille, a poussé Gilles contre les balançoires. Celui-ci saigne du nez et des gencives.
Mohamed qui a giflé Annie. Les doigts sont restés marqués et elle saigne de la lèvre. Un Bic dans le bras d'Émile : ça fait beaucoup d'écorchures, tout ça !

Pourtant, je ne suis pas désespérée et même il me semble que j'arriverai à faire quelque chose de ce ramassis de brigands.
Je suis encore assez disponible et n'éprouve pas le besoin de faire n'importe quoi pour survivre.

Mais le 4 octobre, j' écris :
« Je suis sortie complètement hagarde. Un seul désir : oublier ces sales gosses, aller dormir sur la plage pour me retrouver. 
Je ne me souviens pas de ce qui s'est Passé : une bataille Mohamed-Gilles. C'est Émile qui est blessé. Cette volonté des grands garçons de ne rien faire...
»

« Bernard a été élu chef d'équipe. En réalité il n'assume pas son rôle. D'un niveau scolaire trop bas il ne peut pas aider les autres. Il est souvent le premier à afficher son désir de ne pas travailler : pour lui ce serait s'abaisser.
Ainsi il lui arrive de prendre des encyclopédies et de des gravures avec ses équipiers. Mais, si je m'approche avec l'idée de les aider à approfondir ce qui les intéressait, le groupe se dissout. S'il est un piètre chef d'équipe, il compense en s'affirmant par sa force. Il règne par la terreur et les petits suivent par crainte des coups. Il ferait un bon chef de gang.
Peut-être faudrait-il que moi aussi je me fasse chef de gang ? Serait-ce souhaitable? En tout cas difficile dans un milieu scolaire où mon rôle est d'abord de leur apprendre à lire.

Et puis aujourd'hui, il y a eu encore cet éclatement soudain de la classe. Un moment de calme, tout le monde occupé. Julien est à côté de moi en train de lire. Tout à coup, il se rue sur la grosse table de travaux manuels et la secoue en faisant taper les pieds contre le sol. C'est le branle-bas général. Ce phénomène s'était déjà produit. Brusquement la classe se défait, se décompose. Il ne reste rien qu'une agitation insensée, incontrôlable. Julien est-il le détonateur ou le révélateur ? Ou bien est-il lui-même le corps morcelé auquel le groupe s'identifie pour devenir fou à son tour ?

Pendant toute cette période, j'ai envisagé sérieusement de changer de métier. »
Pour moi, la sagesse serait peut-être de m'en sortir.
Mais eux aussi cherchent à fuir. Fuir quoi ? L'école ?

Fuir à pied, à cheval, ou en locomotive - Fuir

Les envolées de moineaux
. - En début d'année, les enfants pouvaient sortir librement de la classe, comme les années précédentes où ça ne posait pas trop de problèmes. Cette année, si un gosse sort, d'autres le suivent en courant, et avant que j'aie pu dire « ouf » voilà mes moineaux dans la cour.

Je ferme la porte à clé, mais de temps en temps on sort aussi par les fenêtres qui sont basses.

Les balançoires. - Chaque après-midi, après la récré nous avons éducation physique. Gilles propose d'aller à la Maison-Blanche, un jardin public près de l'école. C'est accepté. Il y a des balançoires, des tourniquets, des toboggans. Tout de suite les balançoires les passionnent. En arrivant, ils se précipitent, les accaparent ; je suis obligée d'organiser un tour.
Ils se balancent avec frénésie, toujours plus vite, toujours plus haut. Ils font en même temps des bruits d'avion ou se racontent des histoires d'astronautes. Marie est Poulidor lancé sur une pente.

Fuir? Ou bien pour eux suffirait-il de les sortir pour qu'ils s'en sortent? - Au cours du premier trimestre, les sorties se trouvent souvent placées en tête de l'ordre du jour des conseils, prioritaires.
Les propositions de sortie sont l'aéroport, la piste cycliste, qui n'est pas retenue, à la gare et l'hippodrome. Les sorties sont sans histoire, contrairement à ce qu'on croit d'ordinaire. Ils s'intéressent, posent beaucoup de questions qui me surprennent parfois. Pour moi aussi, c'est une demi-journée agréable. On ne peut pourtant pas sortir tous les jours.

Si on ne peut pas sortir, tuons les vilaines bêtes

Un texte de Jeanne est choisi
« Mon frère a fait de la pêche sous-marine avec un masque et un trident. Il a tué des pieuvres grises avec des yeux rouges et des crabes avec des grosses pinces.
C'était tous des vilaines bêtes.
»

Le 27 octobre, ils demandent à aller voir l'abattoir. Nous y allons la semaine suivante. Ils posent surtout des questions sur la façon dont on tue les bêtes. Ils font un album plein de poignards et de sang. Ils n'avaient pourtant vu que des animaux vivants.
D'où un centre d'intérêt sur les animaux, et nous allons visiter le Musée d'histoire naturelle où nous voyons des reptiles vivants et des animaux empaillés.

A la radio (émission musicale), on nous présente Le Festin de l'araignée. Ce ballet d'Albert Roussel est une histoire cruelle où les insectes se dévorent entre eux. Ils n'aiment pas la radio scolaire, mais ce morceau leur plaît : Gilles, Mohamed, Hocine, Claude se mettent à le mimer. Puis nous faisons une représentation de marionnettes sur cette musique.

Le 20 novembre, au début de l'ordre du jour, quelques plaintes contre Hocine, Lise, Francine, Annie et 15 contre Mohamed.
Dans la semaine, il y a eu des discussions sur : « A quoi ça sert de marquer sur le tableau des plaintes ? »

GéRARD - Ceux qui n'écoutent pas les lois, y a qu'à les renvoyer!
MOI - C'est une loi que tu proposes ?
GÉRARD - Oui, je propose que Mohamed soit renvoyé, parce qu'il est marqué quinze fois.
MOI - Si c'est décidé, ça devient une loi pour tout le monde : si on est marqué quinze fois on peut être renvoyé.
« Une loi en effet n'en est pas une si elle est une simple mesure répressive dirigée contre quelqu'un (loi anti-casseur). Une loi ne peut être que généralisée, étendue à tout le groupe. Elle perd alors son caractère de brimade et devient une règle pour faciliter la vie en commun. » (A. Grochowski.)
FRANCINE - Attendez, je demande deux minutes pour réfléchir. (Un grand silence. Tout le monde est là.) Non, faut pas renvoyer tout à fait. Té! si ça m'arrivait à moi !

Des propositions sont faites : 4 jours, 3 jours, 2 jours... C'est pour 2 jours qu'il y a le plus de voix (11).
Pendant le temps qu'a duré cette discussion, Mohamed, à côté de moi, ne semble pas comprendre. Il répète tout le temps tout bas : « Je ne veux pas aller aux balançoires. » J'entends : « Je ne veux pas être balancé. »
«  Dis-le à tout le monde. »

Il ne répond pas et sort.
La décision du conseil est respectée. Mohamed part deux jours dans une autre classe.
Avant la décision de rejet, à des conseils précédents d'autres lois avaient été ratifiées par tous. Lois nées après des incidents pour tenter de remédier à la situation tendue et incertaine, lois de défense et de survie.

« Personne ne reste en classe aux récréations » (des dégâts et des vols avaient été commis).
« On n'a pas le droit de frapper. » « On n'a pas le droit de déranger ceux qui travaillent. » « On n'a pas le droit de fouiller dans le cartable ou le bureau des autres. »
C'est le non-respect de ces lois qui avait motivé les quinze plaintes contre Mohamed.
A son retour, il se calme un peu, mais l'ambiance de la classe est encore loin d'être idéale pour favoriser un travail coopératif.

S'enfermer dans une forteresse


Le 29 septembre, Jeanne, Gilles et, Jacki avaient proposé de visiter un château fort. Nous ne pourrons le faire qu' au deuxième trimestre. Cela motivera une enquête sur la féodalité et la chevalerie.

Le même jour, Mohamed me fait écrire la légende d' un dessin : c'est l'attaque d'une forteresse par les Indiens. Les cow-boys sont enfermés dedans. Les Indiens sont tous tués. Il accroche son dessin au mur, puis va le décrocher et dessine des flammes sur le fort.
« Non, c'est les Indiens qui ont mis le feu au fort. »

Le 10 octobre, à la récré les grandes restent en classe. Elles dessinent des ronds avec des compas et les décorent. Les garçons sont sortis. Mohamed revient et veut rentrer en classe. Les filles essaient de bloquer la porte et de la fermer à clé. D'autres garçons viennent en renfort à l'attaque. Quand j'arrive, les garçons ont réussi à y entrer. Ils tournent autour des bancs que les filles ont mis en rond autour d'elles.

Je rappelle la loi des récréations que personne n'a respectée. Le même jour, Mohamed a écrit un texte: « Maman a été attaquée. C'étaient les soldats qui attaquaient le château fort. Papa est arrivé et a tué vingt soldats. » Il dessine à nouveau une attaque de château fort.
« Qui est maman? Francine? Les filles? Triangle maman, les garçons, papa, l'ordre, la loi, toi (loi de la récré)? Es-tu maman qu' on brûle, pourquoi on brûle celle qui fait la loi? » (J. Trehot.)

Le 13 octobre : après mon refus d'être brûlée dans l'arène, d'autres propositions sont faites sur la disposition des bancs. Hocine propose que chaque équipe fasse un carré avec ses bancs. La proposition est acceptée. Chaque équipe construit et décore sa petite forteresse dans son coin. Pendant toute une période, il y a eu le carré filles et le carré garçons.
Le thème du château fort est souvent repris au cours de l'année. Des dessins individuels ou collectifs l' illustrent : un grand château noir et sans fenêtres en début d'année. Vers la fin, un château rose avec des personnages aux fenêtres et sur les remparts, puis un palais de contes de fées entouré de jardins.

A l'intérieur de la classe, une sacrée forteresse aussi le clan P., quatre frères et soeurs.
- Francine (dix ans). - Jolie, active et débrouillarde. En classe, bon chef d'équipe qui sait organiser, être responsable. Son air posé de petite femme attire la sympathie. Toujours calme et polie.
Les autres filles (sauf Lise) rivalisent pour gagner sa sympathie. Moi, tout en reconnaissant ses qualités, je ne sais pourquoi, je ressens une animosité contre elle. Rivalité féminine?
D'un bon niveau scolaire, elle aide volontiers les autres dans leur travail. C'est l'aînée des P., Rosine, Émile et Pauline, qui sont aussi dans ma classe. Francine est reconnue par eux comme le chef incontesté du clan. Ils ne font rien sans en référer à elle. Elle les défend en toutes occasions. Cela les maintient dans un état de dépendance qui nuit à leur personnalité.
- Rosine (neuf ans). - Apprend difficilement à lire. Son défaut de langage ne l'y aide pas. Elle est mignonne, petite et ronde. Sa bonne humeur la rend sympathique.
- Émile (huit ans). - L'esprit vif, mais beaucoup plus instable que ses soeurs. C'est l'enfant gâté de la famille parce que seul garçon (six enfants).
En classe, c'est la valse-hésitation entre le clan P. et le clan garçon. Il va de l'équipe de sa soeur à celle de Bernard. Il admire beaucoup Bernard qu'il suit et imite par-derrière lui à l'attaque des filles, mais se fait consoler par Francine.
- Pauline (sept ans). - Bébé capricieux et boudeur. Ses soeurs jouent à la poupée avec elle.

Histoires de clés


Bernard a demandé et obtenu la responsabilité de la menuiserie. C'est une responsabilité importante. La menuiserie occupe tout un placard où sont rangés clous, bois, pyrograveurs.

Entre les mains de l'équipe de cette année, le contre-plaqué est vite haché menu et les lames de scie sont cassées avant d'avoir servi. Le 23 mars, Bernard range son matériel aidé par Hocine. Il fait une liste du matériel à acheter et demande un cadenas pour fermer son placard. Il a l'accord de tout le monde. Il gardera lui-même la clé.

Le 10 octobre, en rentrant de récréation, nous trouvons Hocine les mains enduites de colle à bois. Le cadenas de la menuiserie a été arraché avec un morceau de porte. Hocine est entré juste avant nous, il n'a pas eu le temps de faire ça. Seules quelques grandes filles sont restées dans la classe. Aucun doute possible, c'est étonnant et grave.

C'est une décision volontairement et brutalement violée.
Les coupables sont justement les grandes filles en qui je mettais toute ma confiance.
Le violé, c'est aussi Bernard.

Je devrais provoquer un groupe de discussion (conseil extraordinaire). Je ne le fais pas - lassitude... Et peut-être n'ai-je pas trop envie de découvrir les coupables. En tout cas j'ai manqué ici une occasion d'être du côté de la loi.

A propos de Bernard, je repense à d'autres faits. Un autre jour, Francine le poursuivit pour lui prendre son texte libre qu'elle voulait imprimer. C'est elle encore qui lui a cousu sa gaine à la machine. La gaine de sa marionnette, bien sûr, mais on peut être bien ligoté dans une gaine.

Pour le placard fracturé, Bernard ne réagit pas assez violemment comme aurait dû le faire un responsable. Il semble résigné. Il est habitué aux coups durs. Il encaisse.

Bernard, au début, ne parlait jamais ou tellement bas que personne ne l'entendait. Malgré les quatre ans de C.P il ne sait pas lire. Il est très dégourdi pour tout ce qui est manuel, sportif, dessin. Avec ses onze ans, il est le grand garçon de la classe. D'après mon sociogramme (voir plus loin), il est le leader. Mais lui se pense incapable d'être responsable ou chef d'équipe. Quand il a fait quelque chose, il dit : « Ce n'est pas beau » et souvent il ne finit pas. Il se décourage vite : « A quoi ça sert? »

Au conseil du 3 novembre, Bernard dit qu'il ne veut plus être responsable menuiserie. Émile, le petit frère de Francine, le remplace.
Dans la journée, Bernard est insupportable. Il taquine les autres, tourne et ne fait rien. Il passe à la menuiserie et dit : « Il est bon à rien, celui qui s'occupe de ça. » Il me demande : « Qu'est-ce que je peux faire d'autre Vous ne voyez pas quelque chose comme métier? Qu' est-ce qu'il y a à faire? »

Au conseil du 11 novembre, Émile tient la menuiserie du bout des doigts en répétant: «je voudrais donner la clé à quelqu'un. » Une telle responsabilité était bien lourde pour ses huit ans.

Bernard redevient responsable. Il gardera ce métier toute l'année.
Les autres responsables demandent aussi des cadenas pour leurs placards. Ils gardent la clé.

Des histoires de clés, nous en avons eu aussi avec celles de la classe. Pour éviter les envolées de moineaux, je ferme la porte à clé. Je garde souvent cette clé dans ma poche, mais je suis désordonnée et tellement accaparée que je l'égare souvent.
Il m'arrive même de vouloir ouvrir à quelqu'un et de chercher ma clé. Mohamed me la chipe quand il peut. Je la lui confie parfois pour qu'il me fiche la paix. Ça l'occupe, il fait le portier. Mais ça cause une bagarre avec Francine qui veut la lui prendre. Elle me fait même des reproches. Je lui fais remarquer qu'aucun responsable n'ayant été désigné je décide. Au conseil suivant, elle demande la responsabilité clé de la classe qui lui est accordée.
Vers la fin du trimestre, nous avons oublié de fermer. Ça ne pose plus de problème.

Faut se battre pour être un homme

A la suite de la visite du château fort, nous avons fait une enquête sur la féodalité et la chevalerie.
L'idéal de mes preux chevaliers est aussi d'être le plus fort, le plus courageux. Ils rivalisent en exploits sportifs.
Un de leurs jeux favoris est d'ailleurs le tournoi. On monte sur le dos d'un autre et il faut désarçonner l'adversaire. Je n'ai jamais eu une classe où l'on s'est tant battu : clan P. contre clan Lise, garçons contre filles à coups de bâtonnets en classe et de pierres au bosquet.

Exaspérée, moi aussi j'apprends à frapper. Les sales mioches n'entendent pas la parole, ils ne comprennent que les coups.
Se battre est-il pour eux le seul langage possible?

Aller les chercher où ils sont, trouver un contact pour essayer de les tirer, de les hisser. Régresser à leur niveau, mais sans perdre pied. Régression nécessaire, mais provisoire, j'espère.

A Mohamed, je n'ai pu adresser la parole pour la première fois qu'après une « rouste ». J'ai l'impression que dans ce milieu seules la force et la violence permettent de survivre. En parlant de Gilles, j'écris dans mon cahier :
«  Il n'existe pas, il n'est même pas dans les bagarres. »

Michel vit dans l'ombre de Bernard. Ils viennent à l'école ensemble jouent, travaillent ensemble. Sur mon premier sociogramme, ils forment un couple total. Michel obéit à Bernard, mais Bernard se bat à la place de Michel. C'est un conseil qui a commencé à changer les choses :
CLAUDE - Je me plains de Mimi. Regardez qu'est-ce qu'il fait. Il lui dit à Hocine qu'il faudra toujours me tirer des coups de pied, tout ça...
ÉMILE - Mais lui il se bat jamais, ouais. C'est toi qui lui as dit?
MICHEL - Non, c'est pas vrai, c'est personne.
(Encore un qui n'existe pas, il a passé toute sa petite enfance à l'hôpital et, quand une petite soeur est née, peut-être qu'on l'a un peu oublié...
CLAUDE - Tu vas le faire ton service militaire, à faire l'imbécile comme tu es maintenant !
HOCINE - Lui, pendant la guerre, on le prendra, on le mettra dans un camion.
Au cours de l'année, Michel s'intègre au groupe de gym. Il veut que je le regarde quand il fait une belle roulade ou le poirier.

Une équipe de lutte s'organise. Il y a un cérémonial et des règles strictes. Un arbitre surveille. Michel accepte de combattre Bernard, il se défend avec courage.
Le même jour, il écrit seul la lettre à son correspondant. Il envoie des « dessins grossiers » aux filles. Est-ce que ça serait en train de lui pousser?

Le 6 avril, Michel quitte Bernard, change d'équipe. Michel travaille, Bernard le taquine, ils se battent. Michel se bat bravement, mais les larmes coulent. Je les sépare avant qu'il n'ait le dessous.
Bernard dit: « Il est plus comme avant. Il était gentil ; maintenant, il l'est plus. »
C'est très dur pour Michel d'être privé de son protecteur. Les autres qui le toléraient malgré ses sottises sont beaucoup plus hostiles maintenant. Le sourire continuellement plaqué sur son visage a disparu. Il a parfois un air presque tragique, mais une collègue l'a trouvé beau.
Au conseil où on l'accuse d'avoir désorganisé l'équipe de foot en quittant la partie, il s'explique calmement et à voix haute : « J'ai à dire que je ne veux pas jouer au ballon. C'est bête et ça ne me plaît pas. »
Il existe maintenant et sait dire «  je ».

Organiser le cirque

Septembre en classe, c'était le cirque. Une société enfantine primitive et cruelle où règne la loi du plus fort ou du plus méchant.
Pour y survivre, il faut apprendre à se battre, tuer les vilaines bêtes, s'enfermer à clé dans une forteresse.
Ou bien on peut essayer aussi d'organiser ce cirque. Dès les premiers jours, nous avons fait des groupes de discussion pour organiser les lieux, le temps, le travail.

Une organisation a été très vite mise au point par les filles. Elles ont vécu et travaillé ensemble les années précédentes. Des liens affectifs et verbaux facilitent chez elles une communication efficace. Les garçons admirent et ne comprennent pas. Elles profitent souvent de leur inattention, du bavardage et du désordre pour leur faire accepter ce qu'elles veulent. Leur désir est de faire du travail sérieux.

Dès le premier jour, elles marquent sur le tableau ce qu'elles désirent faire :
« Nous voulons travailler. Nous ferons de la lecture, calcul, orthographe, imprimerie, des enquêtes, textes, dessin, écriture. »

Puis elles organisent les lieux (nous aménageons dans une nouvelle classe).
« Les bancs sont regroupés selon les équipes. L'imprimerie est placée à droite, au fond de la classe. » Cette décision ne pouvait être prise que par des enfants qui ont déjà fait de l'imprimerie et savent qu'il faut de la lumière et de la place et aussi que prendre en main le matériel de diffusion est s'attribuer un pouvoir important.
« Le matériel sera réparti dans les placards de la façon suivante : 1) papiers; 2) menuiserie (voir plan en annexe). Puis les filles font adopter des règles de vie issues des institutions des années précédentes.

Règle de vie 1 : « Nous ferons des équipes, un chef d'équipe en est responsable. »
II : « Nous ferons des métiers. Il y aura un responsable par métier. »

Je donne une feuille pour y marquer les responsabilités au fur et à mesure que les besoins s'en font sentir. En fait, les grandes filles s'inscrivent et se distribuent toutes les responsabilités importantes. Elles font ratifier par les garçons qui sont inattentifs.
« La compétence, le fait d'une facilité relative de communication, la vie commune qui leur a sans doute permis d'élaborer et d'intérioriser des normes propres au groupe » font que les filles ont par rapport aux garçons une position de prestige qui leur permet de former une caste dirigeante qui prend le pouvoir. »
C'est bien en effet ce qui semble apparaître sur le sociogramme que j'ai fait le 1er octobre.
Il est présenté aux enfants comme ayant pour but de former des équipes de travail et d'en déterminer les chefs (choix fait en fonction du sociogramme mais aussi de la compétence de l'enfant). La technique du sociogramme est empruntée à Nortway Lindsay (Le Sociomètre à l'école primaire).

Les trois questions posées adaptées à la vie de la classe sont les suivantes
1. Avec qui aimes-tu travailler en situation scolaire (mathématiques, lecture, correction de textes, etc.)?
2. Avec qui aimes-tu travailler en équipe (imprimerie, enquête, dessins collectifs, etc.)?
3. Avec qui aimes-tu jouer?
L'enfant peut choisir trois camarades à chaque question Les filles se choisissent surtout entre elles et les garçons aussi. Les filles se sont choisies 56 fois et n'ont donné que 8 choix aux garçons.

Les garçons se sont choisis 35 fois et ont donné 17 choix aux filles. Les filles totalisent donc 73 choix et les garçons 43, ce qui fait pour les filles une moyenne de 8 choix et pour les garçons 5. Si on enlève Bernard qui totalise à lui seul 15 choix, les garçons n'ont plus que 4 choix en moyenne.
Exception : Bernard peut être considéré comme le leader. Il règne par la force sur les garçons et il est admiré par les filles en tant que grand garçon. Au début de l'année, il prend pourtant rarement part aux décisions.
Un seul couple à choix total mutuel.- Bernard-Michel.
« Il y a corrélation entre les statuts de popularité des individus et la fréquence de leurs associations. Les grandes filles occupent une position privilégiée dans la structure de communication du groupe. Elles s'attribuent mutuellement leurs choix. Cela leur confère un rôle dominant dans le groupe et leur donne le pouvoir. »

Le groupe de filles, qui partage le même désir et les mêmes traditions, a essayé de les imposer au reste de la classe. Mais ces lois sont loin d'être acceptées. Les « artistes du cirque » ne les entendent pas. N'ayant pas encore eu accès à la communication verbale ou écrite, ils entrent en relation et règlent leurs conflits avec des coups.
Une véritable structuration de groupe ne s'est faite en réalité que lorsque les enfants ont trouvé une tâche commune, réalisant un travail collectif.

Les tâches proposées par les filles ne pouvaient convenir aux garçons. Pour elles, les tâches communes des années précédentes étaient la réalisation d'un journal, d'albums, de comptes rendus d'enquêtes, le perfectionnement des apprentissages scolaires.
Tout cela n'exerçait que peu d'attraction sur les garçons. Ils ont traîné d'échecs scolaires en rejets de classe. Tout ce qui sent l'école leur fait horreur. Certes, les enquêtes les ont intéressés : l'aéroport, la gare où le chef de gare nous a promenés en locomotive, l'abattoir où nous avons vu des moutons, des vaches, des chevaux, des porcs, animaux qu'on voit plus rarement à Nice que des tigres ou des éléphants.

Et le château fort de Roquebrune où nous avons passé la journée et où ils ont joué pour de bon à l'attaque du château fort.
Ils posent quantité de questions qui me surprennent parfois. Mais ils se trouvent ensuite handicapés pour le compte-rendu, aucun ne sachant lire ni écrire. Ils ne peuvent que dessiner.
L'unanimité du groupe s'est faite sur des tâches extrascolaires : l'éducation physique, les travaux manuels (la menuiserie en particulier), la musique, les pièces de théâtre, etc.

Etre sportif, beau et musclé


L'éducation physique a provoqué les premières décisions vraiment collectives. J'ai déjà parlé de mes acrobates. Depuis le début, ils font de la gym dans un coin de la classe. Hocine a pris la chose en main. Il s'est procuré des tapis. Je me contente de stopper quand c'est trop bruyant ou que ça tourne au catch. Petit à petit, des filles commencent à s'y joindre.
Le 3 novembre, les filles veulent se joindre au groupe de garçons qui font de la gym depuis un moment. Le temps qu'elles mettent leur short, les garçons en ont assez et se rechaussent. Le matin, j'ai reçu la visite du père P. « Qu'est-ce que c'est que cette Classe où on ne fait rien? » Je dis : « Si nous faisons de la gym toute la journée, nous aurons souvent des visites comme celle-clà !» Les filles : « Mais nous on n'a pas commencé.» Moi: «Je peux arrêter quand je veux, puisque rien n'a été décidé. »

Annie propose : « On pourrait faire gym le matin avant la première cloche? » (Première heure.)
D'autres interviennent pour dire la même chose. La décision est prise : « Ceux qui veulent faire la gym la font avant la première cloche, sans déranger ceux qui travaillent. » Hocine est nommé responsable des tapis. Il les étend au début des exercices, veille à ce qu'on n'y marche pas avec les chaussures, les roule et les range quand c'est fini. C'est la première responsabilité assumée par un garçon.

C'est la première décision collective et aussi la première concernant l'organisation du temps.

Une autre discussion a eu lieu à propos des occupations de la dernière heure de la journée. Beaucoup aimeraient aller toujours aux balançoires, mais d'autres préféreraient des leçons d'éducation physique ou des jeux collectifs (foot) au stade.
Il y a quatre après-midi : toutes les combinaisons qui forment le nombre sont envisagées. C'est finalement la proposition deux jours au stade, deux jours aux balançoires qui est adoptée.
Francine propose de l'écrire sur une feuille. Je donne une grande feuille blanche. Cela devient:

Lundi : gym (balançoires)
Mardi : gym (balançoires)
Jeudi : gym (stade)
Vendredi : gym (stade) :
Samedi : gym

Au milieu, un grand vide. Annie le comble en dessinant des souvenirs de vacances : la tour Eiffel.
Il semble que nous n'existions vraiment en classe que dans le temps d'éducation physique. Le temps vécu ensemble s'inscrit. Ce vide se comblera pourtant au long des mois, au fur et à mesure que les activités entrent dans la classe, sont acceptées par tous. Cela deviendra notre emploi du temps.

Le conseil, qui n'était au début qu'une discussion collective à propos d'une activité à organiser, d'un conflit, d'une histoire à raconter, est institué et placé le lundi première heure. Il faut repousser la gym d'une heure.
Puis nous avons des correspondants. Il est commode de collecter les lettres et faire le paquet à jour fixe. Nous fixons deux jours où les textes libres sont lus, choisis, corrigés.

En début d'année, j'ai imposé des apprentissages scolaires le matin, ou du moins j'ai essayé de le faire. Parmi les tâches faites en équipe l'après-midi, certaines nous viennent des années précédentes : imprimerie, linogravures, enquêtes, conférences, dessins, etc. D'autres sont nouvelles : épicerie (les enfants jouent à la marchande avec des emballages vides et de la monnaie en papier).

La menuiserie prend beaucoup d'importance. Elle permet à Bernard d'avoir une responsabilité et aux garçons de se valoriser par leurs oeuvres (ils ont surtout fait des petites maisons).
En fait, les tâches du matin et de l'après-midi n'ont pas été inscrites tout de suite dans l'emploi du temps. Ce n'est que le 18 octobre (voir plus loin) qu'après une discussion en conseil elles apparaissent sur l'emploi du temps. Elles ne sont inscrites que lorsqu'elles commencent à avoir une réalité pour les enfants, quand elles sont connues.
Quand est arrivée la flûte (amenée par Julien) et la pièce de théâtre (sorte de jeux dramatiques improvisés), nous n'avons plus su où les caser. Le théâtre n'a jamais été marqué, il se faisait à la place d'autre chose.

En ce qui concerne la gym, elle a permis une réalisation collective garçons-filles : un enchaînement assez réussi, présenté à la kermesse de fin d'année.
Ils ont fait aussi de la lutte ! les règles en étaient très strictes (minutage, interdiction de se tirer les cheveux, de mordre, etc., saluts comme au judo). Un arbitre veillait à ce que ces règles soient respectées. Garçons et filles combattaient ensemble. Je pense que cela a permis de liquider pas mal de conflits.
L'éducation physique a souvent motivé des discussions et décisions au cours des conseils.

Au deuxième trimestre, la balançoire a été supprimée (c'est bébé). Nous avons décidé : 1 jour éducation physique, 1 jour jeux de ballon, 1 jour jeux divers, 1 jour foot.

Corinne avait proposé de jouer toujours à la « femme électrique » (est-ce le hasard ?) - sorte de jeu de gendarmes-voleurs où les prisonniers se tiennent par la main. Il suffit qu'un des prisonniers soit touché par un équipier libre pour que tous soient délivrés. En fait, le jeu était souvent garçons contre filles. Il s'ajoutait des histoires de trésor caché. Cela devenait une sorte de jeu dramatique ; ils aimaient beaucoup que je joue avec eux - et que tous soient obligés d'y jouer. Elle demande très vite : « Qui est d'accord? » Une fois de plus les garçons n'ont rien compris et votent « oui ». J'aurais peut-être pu laisser faire, ils s'en seraient mordu les doigts et auraient écouté la fois suivante. Je préfère redire clairement la proposition de Corinne. La plupart ne sont pas d'accord. Ils voient qu'ils se font manipuler, mais ne savent pas comment s'en sortir.
Bernard propose. « Les garçons restent en classe et font la gym.
Moi : « Impossible. »
Corinne et Francine se concertent.
Francine : « On pourrait faire aussi des mouvements (leçon d'éducation physique - elle espère rallier Lise) et aussi d'autres jeux? »
Rosine : « On pourrait jouer au ballon-prisonnier, à la passe à dix. »
Je propose: « Un jour éducation physique, un jour jeux de ballon, un jour jeux divers, y compris la femme électrique, les jeux étant proposés et choisis avant. »
Il reste un jour.
Bernard (bas, voix rauque) : « Si on faisait du foot? »
C'est accepté.
Une loi est votée : obligation de participer à l'activité décidée.

A la suite de cette réunion, Bernard fait un exposé sur les règles du football. Je l'ai aidé à le préparer. Il a fait un grand dessin au tableau. Il parle avec un minimum de mots. C'est clair, ça intéresse, on l'écoute. Bernard qui parle autrement qu'avec ses poings et en public... Vive le foot !...

Le jour du foot, alors que les équipes sont faites et la partie commencée, des enfants s'en vont et désorganisent le jeu. On en parle au conseil suivant :
HOCINE - Au foot, y en a qui font les cinglés.
ANNIE - T'as déjà vu des filles qui font du foot?
CORINNE - Oui, d'abord, j'en ai vues. A la télé, y en a !
On se plaint de Lise qui est partie.
LISE - Bernard aussi, il est parti!
FRANCINE - C'est quand ses équipiers étaient partis.
CLAUDE - Oui, les filles, elles font ha ha ha et y courent.
(Pour faire sérieux, elles faisaient des tours de piste en courant.)
Claude répète plusieurs fois son « y courent ha ha ». Marie éclate très en colère : « C'est pas bientôt fini, le « y courent» ? C'est ça, le conseil! »
BERNARD (ton désabusé). - Y a qu'à faire comme toujours.
FRANCINE - Non, y en a qui veulent changer la loi. Qui veut changer la loi?
Aucun doigt levé.
CLAUDE - Ceux qui veulent pas jouer, on les laisse en classe.
MOI - Impossible.
BERNARD - On les tue et on les pend aux arbres.
MARIE - On leur coupe les bras.
Ce n'est pas dramatique, plutôt dit sur un ton humoristique.
ÉLISE - Quand on veut pas jouer, on fait la gym dans un coin.
MOI - C'est changer la loi. Qui veut la changer?
Un doigt levé : Élise.
FRANCINE - Celui qui veut pas jouer, il n'a qu'à faire des pages de copie : cinq pages.

C'est adopté. Personne n'a jamais eu à le faire.

La décision de jouer au foot ne faisait pas l'unanimité des désirs. C'était plutôt une concession faite aux garçons pour qu'ils acceptent de faire d'autres jeux et l'éducation physique. D'où l'opposition sourde de certaines filles d'ailleurs en minorité. Or, défaire la loi d'obligation de jouer, c'est détruire tout un équilibre qui permet aux filles et aux garçons de faire quelque chose en commun. Donc par surcroît c'est ranimer les conflits et les désordres de début d'année. D'où une pression très forte, accompagnée de menaces, exercées en particulier par Marie et Francine, les deux plus grandes, alors, que Bernard capitule. Seule Élise ose timidement dire qu'elle veut changer la loi. Pour bien marquer que c'est irrévocable et servir de garde-fou pour ceux qui en oublieraient l'importance, tous acceptent la sanction.

Il faut noter aussi que, si le sport est en question, les garçons parlent, écoutent la parole des autres et décident. Ils deviennent aussi capables de respecter des règles : celles de la lutte ou du foot et des lois de la classe. Ce sont sans doute ces règles mêmes qui leur ont permis d'accéder à la parole.
Cela aurait-il un rapport avec le stade anal, stade musculaire où l'enfant acquiert le contrôle de ses muscles même les plus fins? «L'analité, c'est un sacré moteur, le moteur à merde » (F. Oury).
Et l'agressivité canalisée par des lois, c'est ce qui permet d'agir.


Des lois écrites...

Je vais noter les lois et les décisions dans l'ordre chronologique où elles ont été votées, ainsi que la prise de conscience de ces lois, en particulier par les garçons qui ignoraient leur existence en début d'année.
J'ai déjà noté (page 129) les premières décisions parachutées par les grandes filles, puis les lois de protection et de survie (celle des cadenas).
Le 22 septembre : décision d'une équipe supplémentaire Lise plus les affreux.
Décision de travail: nous ferons de la gym au sol et des marionnettes.
Le 23 septembre: gym en équipe première heure du matin. La loi des récréations est remise en question; elle devient : on peut rester en classe quand on a un travail important à terminer. Décisions d'achat pour la menuiserie et la bibliothèque.
Le 3 octobre : décision d'organisation du temps d'éducation physique (voir plus haut). Décision de nommer des chefs d'équipe (ce sera fait en fonction du sociogramme et de la compétence).
Le 6 octobre : le lundi, la gym sera faite après le conseil.
Le 7 octobre: Mohamed dit : « Je ne veux plus aller aux balançoires.
- Tu le diras au conseil.
- C'est quoi le conseil?
« Pour qu'une relation dialectique puisse être établie entre les divers membres du groupe, il me semble important de supprimer la relation hiérarchique maître-élèves en renvoyant au groupe et à l'institution conseil qui est l'organe du pouvoir » (F. Oury, Vers une pédagogie...)

…et transgressées


Le 8 octobre : je les prive de gym parce qu'ils ont été pénibles. Bernard : « Vous ne respectez pas la loi. »
- Et toi? »
Les vieux conditionnements de l'institutrice avaient pris le dessus : punir. On me rappelle à l'ordre. Bernard commence à comprendre.
Le 10 octobre : cas flagrant de loi transgressée. Les filles sont restées en classe alors qu'elles n'avaient pas un travail important à terminer. Les garçons reviennent en classe pour les ennuyer.
Cela apparaît comme une régression collective. La loi est oubliée par tous. Il y a retour au chaos. Pour se protéger, il faut édifier des forteresses.
Le 13 Octobre : Francine : «Vous donnez la clé à Mohamed? »
Il n'y a pas de responsable, donc, je décide. Je voudrais bien qu'ils comprennent qu'en l'absence de règles le désordre permet à n'importe qui de faire n'importe quoi. Pratiquement en classe, c'est la maîtresse qui fait ce qu'elle veut.
Décision : les bancs sont disposés par équipe en carré.
Décision de travail : nous ferons de l'histoire-géographie et des sciences sous forme d'enquêtes en équipe l'après-midi.
L'équipe pourra présenter son travail sous forme de conférence.
Nous ferons des danses. Là, on ne sait plus où les placer. On s'y perd. Il faut un emploi du temps. Lise et Francine feront le projet et le soumettront aux autres.

Des sanctions


Le 18 octobre : à quoi ça sert, les lois? elles ne sont pas respectées. Suit l'exclusion de Mohamed et la loi des quinze plaintes.
La proposition d'emploi du temps est acceptée sans être écoutée. Francine et Lise ont marqué récitation après le travail d'équipe.
L'après-midi, je fais arrêter le travail d'équipe pour faire récitation. Ils ne sont pas contents. Ils se font relire l'emploi du temps et demandent que la récitation soit considérée comme travail d'équipe non obligatoire.
Le 3 novembre: Mohamed part accompagné par une femme de service pour une autre classe.
HOCINE. - Pourquoi il s'en va?
MOI. - Parce que tu l'as décidé au conseil avec les autres.
Il me semble important que chaque enfant prenne conscience de l'importance de la parole quand elle est parole vraie, écoutée et entendue par les autres à l'intérieur d'un groupe institué.

Et des décisions


Décision d'ordre : pour les marionnettes, ceux qui ne savent pas écouter les autres ne joueront pas.
Le 10 novembre: Julien et Mohamed sont absents au conseil ; cela leur arrive souvent.
Décision : une nouvelle disposition des bancs par équipe

= chef d'équipe

Les carrés sont défaits.
Nouvelles responsabilités :
- faire la lettre de demande quand une visite a été décidée (Lise);
- clé de la classe (Francine).
Le 24 novembre : le journal avait été amené par moi en début d'année pour motiver les textes libres. La décision de faire un journal et de le vendre est remise en question, discutée et acceptée. Nous changeons le titre.
C'est la ratification par le groupe d'une institution existante reconnue valable. Il la font leur.
Le 15 décembre : décision d'organisation des festivités de Noël. Les bancs seront disposés en rond autour de l'arbre.
Le 26 décembre : nouvelles responsabilités : propreté de la classe.
Décision : on remet les bureaux en ligne, le chef d'équipe devant. Ce désir de retour au traditionnel est assez fréquent. Souvent, il n'est pas un désir vrai mais plutôt l'expression de l'anxiété des parents/de leur propre anxiété d'agir différemment des enfants des autres classes.

QUELQU'UN – Il faut faire comme dans les autres classes.
MOI - Dans la classe à côté, ils travaillent aussi en équipes maintenant.
Il aurait sans doute été préférable de discuter, de redéfinir ce qu'est une équipe, le travail qu'on y fait, le rôle du responsable.
Décision : la flûte est mise à l'emploi du temps. Bernard propose le mardi après-midi. Par hasard, c'était justement le jour des sorties. Bernard n'aime pas la flûte.
Julien ne se laisse pas faire. Tiens ! il sait parler au conseil, quand ça le concerne vraiment. C'est lui qui a amené une flûte. Il a appris les notes rapidement. Il les apprend aux autres. Maintenant, plusieurs ont des flûtes.
Mais c'est éprouvant à entendre quand on travaille. Julien propose un quart d'heure tous les après-midi après le travail d'équipe. C'est accepté. Il avait justement trouvé ce qui était conciliable avec le reste du travail.
Autre décision : faire une grande sortie tous les trimestres.
Le 2 février: nous n'arrivons pas à caser les pièces de théâtre. Elles se feront à la place d'autre chose à la demande de quelqu'un.
Le 13 mars : décision de l'organisation de l'éducation physique (foot, etc. - voir plus haut).
Le 20 mars : loi : si un chef d'équipe ne veut plus d'un équipier et que personne d'autre ne le veut, il reste quand même dans l'équipe.
La composition des équipes pouvait être remise en question aux conseils à la demande des équipiers, ou du chef d'équipe. Ainsi les enfants instables, peu efficaces et gêneurs étaient sans cesse baladés d'une équipe à l'autre et même rejetés de toutes les équipes.
Ils faisaient alors en sorte de gêner au maximum ceux qui travaillaient.
Cette loi, proposée d'ailleurs par un chef d'équipe, semble être une loi d'ordre et de stabilité.
- Décision de sanction : éducation physique (voir plus haut).
- Nouvelle responsabilité: l'heure, qui consiste à dire quand une activité doit se terminer d'après l'emploi du temps. Cette responsabilité est demandée par Bernard. En effet, le quart d'heure de flûte a parfois tendance à se prolonger et il est allergique. Il lui obéissent.
Cette succession de décisions donne assez bien une idée de l'évolution de la classe.
Petit à petit, le cirque est devenu un milieu organisé. La loi est là. Elle existe pour tous. Derrière mon bureau sont affichés les panneaux des lois, des décisions, des responsables, des équipes, l'emploi du temps. Chacun sait qu'ils sont là. On les consulte et on les relit quand certains les oublient. Même ceux qui ne savent pas lire montrent où c'est écrit. On me les rappelle quand je n'en tiens pas compte.
Certaines lois n'ont plus besoin d'être accompagnées de sanctions. Elles ne sont plus transgressées qu'exceptionnellement (« On n'a pas le droit de fouiller dans les affaires des autres. ») Elles sont intériorisées. Elles semblent être devenues une règle de vie individuelle.
D'autres sont transgressées de plus en plus rarement On n'a pas le droit de frapper les autres »). D'autres fréquemment (loi du silence). Mais, celle-là, c'est moi qui l'ai amenée en début d'année. C'est une loi scolaire, et aussi le bruit me gêne beaucoup plus qu'eux, semble-t-il.
Je pense qu'il est préférable que des lois impossibles à tenir par un groupe donné ne soient pas prises comme règle de vie. En effet, les lois qui ne sont presque jamais respectées nous obligent à nous réinstaller dans le rôle de l'instit qui gronde et punit.
Au début de l'année, le tableau des plaintes était très rempli ; il a été en perdant de l'importance et a même été supprimé un certain temps.
Il semble que les transgressions de lois ne mettent plus la vie du groupe en danger. Souvent le problème de non respect des lois est abordé au conseil. On propose des sanctions et nous voilà revenus aux bonnes vieilles punitions : lignes, verbes, etc. On se sert des seuls modèles connus. Nous manquons d'imagination pour trouver autre chose. Les sanctions les moins traditionnelles sont les amendes en monnaie intérieure. La sanction, c'est le garde-fou. Elle délivre de la culpabilité, mère de l'agressivité.
Chaque responsable est gardien de l'ordre pour son métier. C'est gênant, car certains prennent figure d'adjudants. Au niveau de la classe, je suis chargée d'appliquer les sanctions en tant que gardienne de la loi. Cela ne me plaît guère, car ils me réinstallent en partie dans un rôle d'autorité.
Autre problème : ceux qui vivent en marge de la loi parce qu'ils sont contre la loi, les marginaux.
Mohamed fait un dessin. Il se représente avec Julien. Tous deux en prison, un boulet aux pieds. Les deux hors-la-loi, « le délinquant et le clochard ».
Pourtant, ils ont compris que la loi existe et que passer par elle est la condition d'acceptabilité dans ce groupe.
Un jour, Mohamed frappe un petit dans la cour de récréation. Je le gronde : « Mais ça fait rien, il est pas dans la classe. »
Une amie vient dans ma classe et Julien veut lui jouer de la flûte. Je dis : « Ce n'est pas le moment. » Il va arracher le panneau où « c'est écrit ».
Le même Julien a su d'ailleurs se servir de l'institution pour caser la flûte à l'emploi du temps. Mais il semble tenir à son statut de fada. Cela lui a conféré pas mal d'avantages jusqu'à présent.
La classe qui ne pouvait pas vivre sans loi peut admettre deux hors-la-loi sans que la vie du groupe soit en danger. Il semble que le processus d'institutionnalisation se soit souvent fait en fonction de la sécurité collective, de la survie du groupe, pour une plus grande stabilité qui permette la réalisation d'oeuvres collectives, productions de groupe, et cela souvent aux dépens des intérêts particuliers des individus.
Les lois étaient les garanties de l'équilibre et de la production. Notons que ce processus est un processus dynamique. Les lois et décisions sont sans cesse remises en question, discutées, remaniées de façon à s'adapter à la structure actuelle du groupe et à ses besoins les plus immédiats. Il faut s'adapter le mieux possible à une situation donnée. Ce sont souvent des lois d'urgence qui ne sont pas parfaites mais parent au plus pressé. On va vers un équilibre de plus en plus stable mais jamais atteint, un groupe d'enfants étant un groupe sans cesse en évolution.
Ainsi l'organisation des lieux : les bureaux ont été successivement par équipe sans ordre, par équipe en carrés, par équipe 3 + 1, le groupe total en rond autour de l'arbre de Noël, en files traditionnelles, puis retour aux équipes sans ordre.
D'autres propositions avaient été rejetées : par deux ; les garçons d'un côté, les filles de l'autre ; en rond, mon bureau au milieu.

L'évolution des sous-groupes apparaît sur un nouveau sociogramme

Vers la fin du deuxième trimestre, nous avons fait un autre sociogramme du même type que le premier.
On peut noter une augmentation totale des choix : 137 - 116 = 21 choix.
Les filles totalisent 81 choix, ce qui fait une moyenne de 9 choix contre 8 au premier trimestre.
Les garçons totalisent 56 choix, soit une moyenne de 7 choix contre 4 au premier trimestre. Les deux sous-groupes filles et garçons restent marqués, mais on note des choix plus nombreux des garçons pour les filles et surtout des filles pour les garçons (19 contre 8). Julien et Mohamed restent rejetés quoique Julien ait 1 choix.
Les sous-groupes garçons-filles apparaissent encore nettement, alors qu'ils ont disparu dans les faits, les équipes étant mixtes pour les occupations collectives.
Je pense que les filles, surtout, n'osent pas encore dire qu'elles aiment travailler avec les garçons. Cela tient aussi au décalage fréquent entre la situation réelle et la verbalisation de cette situation.
Le sociogramme matérialise néanmoins assez bien la situation actuelle du groupe dans lequel un processus d'élaboration de lois a permis de tendre vers un plus grand équilibre.

Les oubliés de l'histoire


Des noms reviennent sans cesse : les emmerdeurs ou les leaders, tous ceux qui avec un folklore bien particulier donnent couleur au cirque.
Lise n'est entrée dans le cirque que pour dompter les fauves. Elle y réussit en partie. Du moins à elle ils ne font aucun mal. Elle les accepte tels qu'ils sont, avec leur violence même. Je la revois aux récrés, jouant au cheval avec eux. Ils sautent de toutes leurs forces sur ses reins en s'agrippant à ses cheveux longs et elle garde le sourire. Pour elle ce n'est pas un problème de jouer et travailler avec des garçons. Elle ne participe pas aux agaceries, aux coquetteries des autres filles pour les garçons.
En classe, c'est l'intellectuelle qu'on vient chercher pour écrire les lettres, déchiffrer les messages des jeux de piste et tenir les comptes de la coopé. Sa compétence et son honnêteté ne sont pas contestées.
Pourtant, le 3 juin, alors que les bagarres se font rares, Lise se bat pour la première fois. Elle tape et tire la tignasse de Francine (la jolie fillette, chef du clan P. On se rappelle qu'au début, déjà, les deux filles s'opposaient souvent). Nous avons beaucoup de mal à les séparer. J'ai été assez contente de cette réaction de Lise qui devait pourtant être pour elle une réaction de faiblesse et d'exaspération. Je crois qu'elle a fait ce que je n'avais pas osé faire : rosser Francine. Mais je n'en comprends pas la raison.
A la fin de l'année, je fais le bilan Lise. Elle ne m'apparaît plus comme douce et timide. Elle a fait l'apprentissage d'un milieu bien différent de son milieu familial, douillet et protégé. Elle a pu y vivre sans trop de mal et s'y faire une place. Il me semble qu'elle en sort gagnante.

Et les autres? Ceux dont je n'ai pas parlé, que j'ai tendance à oublier. N'ont-ils pas eu d'existence dans ce groupe? Pourtant, si l'on parle d'eux, c'est souvent dans les conseils et souvent dans des moments clés.

Je vais parler d'eux aussi :
Catherine, Annie, Corinne, Marie : j'ai envie de les appeler Francine 2, 3, 4, 5.
Elles vivent dans son ombre. Elles sont pourtant toutes bien différentes.
Annie, douze ans. - De l'Assistance, chez une gardienne depuis l'âge de quatre ans - une vieille grenouille de bénitier, grinçante, qui a besoin de son dévouement envers ces enfants-là pour justifier son existence. Dévouement néanmoins rémunéré et qui la fait vivre. Les enfants sortis de chez elle sont polis et bien dressés, serviles, même. Cette servilité alternait chez Annie avec des crises de violence sauvage où elle frappait tout le monde, y compris moi. Son vocabulaire devenait alors tout différent. J'étais une conasse et une vieille taupe. Je n'ai d'ailleurs jamais eu la sottise de penser que ce langage m'était destiné.
Arrivée chez moi deux ans auparavant, après trois ans de C.P., elle a commencé par vomir l'école et refuser tout travail. L'an passé, elle s'est mise avec une volonté énorme à apprendre à lire, écrire, compter, avec beaucoup de temps perdu à tricher pour avoir de beaux cahiers propres à montrer à sa gardienne.
Cette année, elle continue ses efforts et, comme beaucoup d'enfants, quand les manifestations « caractérielles ont disparu, elle apparaît comme une cliente banale de perfectionnement.

Catherine, douze ans. - A été pendant un an celle que j'oubliais. Elle était si gentille et faisait si peu de bruit ! Une débilité dépistée par les psychologues semble faire partie de l'ordre familial établi. Les parents sont opposés à tout travail qui risquerait de porter atteinte à cette « débilité » en lui donnant la parole (textes libres, enquêtes, etc.).
Ils opposent une force d'inertie masquée par une bonhommie souriante, une participation active aux kermesses, ventes d'objets, réunions de parents.
Elle suit des cours de rééducation divers : « On fait ce qu'on peut pour cette enfant. » On essaie surtout d'enfouir sous des règles d'orthographe ou des mécanismes d'opérations on ne sait quelle tare imaginaire dont les parents se sentent responsables. On lui fait ses textes libres : la promenade familiale du dimanche. Si par hasard elle allait parler ! Quand je dis à sa mère : « Elle s'éveille, elle est plus vivante et participe à la vie du groupe », elle répond : « De toutes façons, Catherine n'arrivera à rien. Elle est même trop débile pour être dans votre classe. »

Marie, treize ans. - Classée au dépistage débile profonde. A cependant appris à lire et s'exprime dans de longs textes que seules elle et moi pouvons déchiffrer. Exemple : « Mase Lis a gagé un cope ala corscicist. » Traduire: « Ma soeur Lise a gagné une coupe à la course cycliste. »
Elle est l'enfant d'une mère plus débile qu'elle et lui tient compagnie pendant que les trois autres enfants, tous sportifs, suivent le père, ancien boxeur.
Il a été décidé une fois pour toutes qu'elle ne pourrait pas faire du sport ; d'où sa panique, allant jusqu'à l'évanouissement, quand je lui ai fait chausser des skis. D'où sa passion aussi pour Poulidor et tout ce qui touche au cyclisme inaccessible qui la ferait ressembler à ses frères et soeurs.
Cette année-là, elle a pourtant participé aux activités sportives comme tout le monde.

Corinne, onze ans. - A dessiné un jour une petite maison avec de grandes oreilles. Elle est bien vivante, veut participer à toute vie du groupe : discussion, organisation. Mais, malgré sa bouche et ses yeux grands ouverts en quête de renseignements, elle a toujours un petit temps de retard parce qu'elle n'entend pas. Elle lit très rapidement sur les lèvres et personne ne s'en était aperçu. Assez facile à voir pourtant en lui criant dans le dos. Un docteur l'a vue à l'entrée en perfectionnement et a diagnostiqué « surdité mentale ». Sa mère tient beaucoup à ce diagnostic et refuse de consulter un oto-rhino.
Corinne parle au conseil, a organisé la préparation du colis des correspondants, est la plus douée des filles en gym. C'est elle qui entraîne les autres à se mêler aux garçons dans les équipes de sport.
Elle apprend des danses aux autres. Eh oui, voilà l'anomalie : Corinne entend la musique et saisit tout de suite le rythme. Allez y comprendre quelque chose.

Jeanne, huit ans. - Celle-là aussi est bien vivante. Elle aussi propose au conseil (loi récré). Malgré ses huit ans, on lui confie des responsabilités : feutres, peintures. On sait que ce sera bien fait. C'est toujours surprenant d'entendre une voix décidée sortir d'un si petit bout de femme. Elle a la taille d'une enfant de quatre ans et des jambes comme des allumettes, ce qui ne l'empêche pas de ne pas se laisser faire.

Claude, neuf ans. – C'est le papillon qui se pose un instant, puis repart en voletant vers autre chose. Visage hilare, grands yeux bleus, cheveux blonds frisés, il ressemble aux angelots du XVIIème. Il traverse tout, conseils, bagarres, en riant et sautillant.
Et c'est justement lui que le drame choisit : il reçoit un coup de balançoire de Mohamed qui le fait rester trois semaines allongé.
Il est souvent le jouet de Michel qui se sert de lui pour faire des sottises. C'est lui qui pose le problème au conseil « T'es pas un homme, tu fais battre les autres à ta place. »

Maintenant, il me semble que ce sont ces oubliés de l'histoire qui en ont changé le cours. Annie a pris en main l'embryon d'emploi du temps. Marie s'est mise en colère au cours d'un conseil qui tournait à la caricature (« y courent, y courent…»). Catherine a abattu les murs de la forteresse en entraînant les filles en gym. Jeanne a proposé plusieurs lois, participé activement à l'organisation bosquet, balançoires. Corinne a servi de tampon entre Lise et Francine.
Peut-être ont-ils été la présure qui fait prendre le fromage, l'arbre qui fait dévier l'avalanche, les médiateurs qui aident à ce que le bavardage devienne parole et le cirque travail organisé.

Et Gilles? - Je n'en ai pas encore parlé parce qu'il n'est pas né cette année-là. Il n'existe pas.
Il existe un robot Gilles, un avion à réaction Gilles ou un pantin, mais pas un petit garçon de neuf ans.
Dans les classes qu'il a fréquentées, il émettait un ronronnement continu, et quelquefois, n'y tenant plus, il s'élançait entre les bureaux, les bras tendus, prêt à décoller. Grondé, renvoyé à sa place, le contact était coupé. La petite lueur qui s'était allumée un instant dans ses yeux disparaissait et il ne restait plus qu'un masque pâle de clown triste.
Ses parents se sont séparés alors que sa mère était enceinte de lui. Sa mère dit: « C'est à peine si je me suis aperçue de la venue au monde de Gilles. Il ne m'a jamais causé aucun souci. Il était très sage, il ne pleurait pas. Il restait des heures dans son parc. Il a parlé et marché très tard. »
Un des jeux préférés de Gilles est de tourner sur lui-même les bras étendus. Il demande parfois à ses camarades de le faire tourner. Il devient toupie et s'écroule sur le dos, l'air ravi d'être le centre du monde qui tourne autour de lui.
J'ai été frappée par la ressemblance avec Joey, l'enfant machine de Bettelheim : « Cet intérêt pour des machines qui tournent caractérise de nombreux enfants autistiques pour qui les objets qui tournent en rond sans jamais atteindre leur but sont un peu l'image de leur existence, ce cercle vicieux de désir et de peur, du désir des autres et de la peur mortelle que les autres et lui-même connaissent ce désir. »
Au conseil, fasciné par ce cercle des autres, il saute à l'intérieur et tourne dans l'espace vide, les bras ballants, langue pendante, le cou invertébré, pauvre pantin désarticulé qui attend désespérément que quelqu'un tire sur ses ficelles.
Plus loin dans cette histoire, Gilles sera « perdu dans l'espace ». Il se passionne pour ce feuilleton télévisé, le raconte, le mime avec son copain Claude, dessine la fusée errante et solitaire.

Pour le faire lire, je dois appuyer sur un bouton. Or Gilles le Robot a des tas de boutons qui déclenchent différents mécanismes. Quand il joue avec ses camarades, il y a le bouton qui le fait avancer, reculer, courir, marcher, rire, etc. Il faut donc que je découvre le bon bouton. Ça devient un jeu pour lui, mais pas pour moi.
Puis, l'espace d'un instant, Gilles deviendra un être vivant. Il sera l'éphémère dans le spectacle de marionnettes sur la musique d'Albert Roussel. Il sort de sa chrysalide, vit heureux l'amour et la paix et meurt pleuré par tous les insectes réconciliés.
Le spectacle est surtout derrière le rideau où Gilles frémit, s'éveille, souffre en retombant après les premiers essais d'envol, pour s'élever jusqu'à ce qu'il tombe mort.

Je dois maintenant sortir du cadre temporel de la monographie pour raconter Gilles qui est entré en classe en chemin de fer l'année suivante. Il me fait écrire un texte : « Quand c'est droit, il va très vite. Quand ça tourne, il déraille. »
Le texte est choisi, imprimé. Gilles le sait par coeur et le fait lire aux autres. Nous allons demander au chef de gare de Nice pourquoi le train de Gilles déraille dans les virages et nous faisons une enquête sur les chemins de fer.
Le fantasme de Gilles est passé dans la classe et Jacky avec tous les autres s'est mis à regarder l'objet de son fantasme3. Il est sorti du moteur pour mieux l'observer. Il est devenu le génie de la mécanique, a fabriqué un moteur et un cadran solaire.
Il apprend à lire dans Comment ça marche?, encyclopédie du moteur.

Voilà, j'ai parlé de tous maintenant.
Mais non... Et Janine ! Janine Philip, bien sûr.

L'histoire que j'ai écrite, est-elle uniquement celle de la classe de perfectionnement de Cimiez? Ou bien, filtrée à travers moi, est-elle devenue mon histoire? Ou plutôt dans quelles proportions est-elle l'histoire ou mon histoire? Question qui se pose à tout auteur de monographie.
Comme Francine, Julien ou Annie, j'ai été actrice dans « ce cirque ». J'ai articulé mon propre fantasme dans celui des autres et nous avons joué ensemble ce « scénario ».

Actrice, mais pas au même titre que les autres. J'ai écrit. En écrivant, je suis passée devant la scène. Surtout, j'ai volontairement essayé d'orienter l'histoire, d'en changer le cours, en provoquant des groupes de discussion quand un événement imprévu a remis en question la structure actuelle de la classe : bagarre, nouvelle activité à organiser, etc.
Et ça déclenche quelque chose, une nouvelle loi, un changement dans l'emploi du temps ou un déplacement de matériel. Il y a coupure puis départ vers autre chose. Ça peut être aussi glissement vers un autre fantasme. C'est le contraire de l'immobilisme, c'est la vie.
Mais je n'ai pas toujours provoqué un groupe de discussion. Engluée dans le rôle que la société m'a assigné ou ligotée par mes propres problèmes, souvent je n'ai pas pu le faire.

C'est pourtant seulement au cours des conseils que j'ai pu intervenir efficacement. Par exemple, en généralisant la loi des quinze plaintes, je n'ai pas laissé tuer la vilaine bête Mohamed. En redisant clairement la proposition de Corinne, j'ai évité qu'une fois de plus les garçons soient manipulés. Cela a permis à Bernard de placer son foot.
Au conseil il est relativement facile d'avoir un contrôle du groupe, d'être mobilisée par sa seule écoute. Dans les situations habituelles de la classe, au contraire, nos rôles sont multiples (enseignant, ouvrier, infirmier, paperassier, etc.), sans cesse écartelés par X tâches. Je me noie souvent. Cela favorise chez moi des réactions régressives incontrôlées, et les vieux conditionnements réapparaissent.

J'ai écrit avec l'aide des camarades du G.E.T. Nice4, en travaillant selon la technique mono. Je parle ou je lis les notes prises au jour le jour. Les camarades écoutent. Des mots, des phrases provoquent chez eux un écho. Ils parlent à leur tour. Cela devient un discours collectif d'où se dégage une parole qui a un sens pour tout le monde.

Pendant nos premières séances, les camarades ont entendu
« Les balançoires... se balancer...
« Tuer les vilaines bêtes. »
« Francine a cousu la gaine de Gérard à la machine.
« Elle prend le texte de Bernard. »
« Le cirque... La cage à fauves... »
« Ça se dégrade après une coupure. »
« L'envolée de moineaux, on sort par toutes les ouvertures. »
« La porte fracturée... Qui ? Annie ? Pourquoi ?' »
« On a violé Bernard. »
« Gilles... Il n'existe pas, il n'est même pas dans les bagarres. »

Tout cela n'avait guère de sens. Cet enchaînement illogique et hasardeux s'est pourtant révélé avoir une certaine logique. D'une mosaïque extrêmement complexe, j'ai reconstitué quelques infimes parties et parfois une image a commencé à se dessiner, tout entourée de blancs, d'inconnu.

J'ai essayé de rédiger. Travail herculéen. Une classe est un lieu de vie tellement complexe, les événements et les êtres s'y entremêlent dans un réseau infini.
Dans cette première rédaction, on voit le cirque, qui peu à peu s'organise et devient vivable. Ce texte me sert de mémoire pour la fac. Presque inconsciemment, j'y ai employé le langage fac, celui qu'il faut essayer d'acquérir pour être bien noté, plein de : «on pourrait supposer que... », « à l'analyse, il semblerait donc qu'il y ait corrélation entre le statut de popularité... », « tout se passe comme si la structuration... ». Ce n'est qu'un vernis provisoire. Ce n'est pas mon langage. Cette première rédaction me semble sèche et pédante. Il y manque la dimension humaine.

En août 75, je reparle du cirque à d'autres copains. Pourquoi ai-je justement oublié le texte rédigé ? Je leur lis quelques feuillets jamais communiqués à personne. Le titre : Les Problèmes garçons-filles. C'est assez informe ; les copains disent ne pas comprendre. Moi non plus je ne comprends pas.

J'entends : « Tu es séduite par les garçons. Tu es une fille, non? Petit garçon, ça te dit quelque chose? C'est pas une honte. »
« Tu es du côté des filles. Tu ris de la bêtise des garçons. Ils sont désarmés. Les anciennes, elles, te ressemblent : filles bien organisées plus maîtresse, les garçons sont seuls. Que veux-tu qu'ils foutent?
« Y a quelque chose à préciser.
« Pas de désir. Mais le désir vient du manque. Y a des canalisations mais pas d'eau. »
« Quand les filles ont cassé le cadenas de Bernard, tu n'as pas réagi. Occasion manquée. Tu aurais pu te démarquer : je ne suis pas du côté des filles mais du côté de la loi. »

En 77, je décide de récrire ma mono.

L'histoire est sortie de moi.
Lors de ma première mono (Pauv' Thérèse), une notion théorique est restée pour moi un vain mot : celle de castration féminine. Les références livresques ne m'ont pas éclairée. Maintenant, j'ai envie de relire Mélanie Klein. En revoyant ce rôle que j'ai joué plusieurs fois au début du cirque, je repense à mon enfance. Une bonne éducation m'a enseigné qu' être fille c'est ne pas avoir de pénis mais un trou, un manque. Je ne peux donc que me soumettre à la volonté des hommes qui font la loi. On ne peut être femme qu'à cette condition. Si je choisis la féminité, je ne peux choisir que la passivité et la soumission. Je ne peux pas prendre le pouvoir sans pécher contre ma féminité. J'ai appris à être une bonne ménagère, toujours au service des siens, douce et gentille. Suis-je seule dans ce cas?

Les femmes ne peuvent agir qu'en contournant le pouvoir, pouvoir occulte, par-derrière. Elles ne se battent pas mais elles donnent des coups de dents qui font mal. Sacrées bonnes femmes castratrices !
Je me revois à côté des grandes filles regardant d'un air moqueur les garçons faisant les clowns, bêtes et impuissants, et disant : « Joli spectacle. »

Pourquoi a-t-il fallu que je passe par la voix du père P. pour prendre en main l'organisation de l'éducation physique? M. P. était-il seulement le tiers qui fait prendre conscience de ce qui cloche? Ou bien était-il pour moi surtout l'homme dont la parole fait loi?
Et pourquoi n'ai-je pas réagi quand les filles ont cassé le cadenas de Bernard?
Il y a bien longtemps que, pas plus que je ne juge les autres, je ne me juge moi-même. A un moment donné, dans un contexte donné, j'ai agi comme ça. C'est tout et ce n'est pas très original. Je pourrais dire que: « en mauvaise institutrice, je n'ai pas su... et me sentir coupable ». Ou bien, pour me tranquilliser, reparler des enfants comme je l'ai fait pour Gilles. Je dirais de Julien qu'il n'est plus « morveux » et s'est intégré dans une équipe, de Christine qu'elle est « bon chef d'équipe ». J'ai perdu de vue en cinquième Lise recyclée. Mais Claude, lui, n'a jamais appris à lire.
Comment auraient-ils évolué dans un autre groupe? On n'a pas de point de référence. Et que feront-ils de leur vie demain? Il est impossible de parler d'échecs ou de réussite. Tout au plus, je peux dire qu'eux et moi, cette année-là, nous avons appris à tomber sans nous faire trop mal.

Échec, réussite, bon, mauvais, à quoi cela sert-il ? A tout ça, je préfère la lucidité. Cela va-t-il me changer ? J'ai peur que non. Le moteur est inaccessible. On ne peut pas changer les pièces défectueuses. Tout au plus, voir arriver un peu plus vite leurs effets, essayer de les contrôler.
J'ai encore chaque année dans ma classe une « pauvre Thérèse », mais elle est vite repérée. « Attention, Janine, c'est dans ce secteur qu'il faut faire gaffe. » Il me semble aussi que je parviens maintenant à limiter les coups de dents castrateurs. Est-ce à cause du cirque?

Dans ma classe atelier actuelle, je forme encore de bonnes abeilles ouvrières toujours affairées, travailleuses et organisées. Et je les place en stage dans des entreprises où on les exploite, diront certains. Mais nous discutons ensemble législation du travail, et j'essaie de leur donner la parole, de leur apprendre à ne pas être de parfaites consommatrices. Et nous jouons au basket et au foot.
Et aussi j'espère qu'elles n'auront pas un trou mais un sexe. «Qu'est-ce que c'est que bander ? Les filles, elles bandent aussi ?», m'a demandé une grande fille. J'ai bien sûr expliqué que oui.

Ce travail de prise de conscience se fait très lentement chez moi et pas tout seul. A l'occasion de travaux, de rencontres dans des G.E.T., les copains me parlent. J'espère leur parler aussi. Et c'est cette parole qui déclenche quelque chose.
A travers le fantasme cirque, forteresse ou sport, les enfants et moi nous avons communiqué.
« Le fantasme, c'est quelque chose d'organisé pour exprimer le désir dans une structure, mais qui s'articule autour d'une sorte de poids d'une telle importance que ça va déterminer la conduite future. » « Le fin fond du désir, c'est d'être reconnu... » « Où ça peut parler... Cette parole joue au niveau des transferts, identifications, et joue même au niveau des fantasmes. Ça joue donc dans la modification parce que le fantasme c'est la structure la plus essentielle de tout l'édifice d'une personnalité. Est-ce qu'il sera guéri? Il sera modifié » (Jean Oury).

Ces fantasmes qui ont pu devenir parole ont modifié quelque chose au niveau individuel mais aussi au niveau du groupe. Cette parole est souvent devenue loi pour interdire le retour en arrière. La loi est aussi coupure, coupure avec la structure passée révolue, qui si elle subsistait ne pourrait être que régressive. C'est cette interdiction du retour en arrière qui permet le passage à autre chose, qui permet de grandir.

On peut considérer comme telles les lois : « Si un chef d'équipe ne veut plus d'un équipier et que personne ne l'accepte dans son équipe, il reste quand même dans l'équipe où il est » et « obligation de tous à jouer au foot ».
La loi est un garde-fou pour moi aussi : se garder de sa folie, de sa névrose. Au cours du conseil foot, je n'étais plus du côté des «femmes électriques » mais du côté de la loi.

Est-ce un hasard si j'ai justement choisi de valoriser les garçons par le sport et la lutte ? Dans mon imagerie personnelle, un homme ne doit-il pas être fort, beau et courageux ? Mais peut-être était-il difficile de les valoriser par autre chose.

Au G.E.T. Nice, nous avons aussi communiqué à travers le fantasme «cirque ». Puis, à l'occasion d'une rencontre de travail, j'ai pris conscience d'un mode de relation que j'avais avec une camarade. Nous en avons parlé. « Il reste toujours quelque chose d'une rencontre » (Lacan). C'est ce reste qui chemine et affleure tout à coup sans qu'on sache pourquoi.
Brusquement, un peu de lave sort du volcan, sans catastrophe. Cela permet d'analyser seulement un tout petit peu de ce magma.
Pour moi, la thérapeutique du G.E.T. c'est ça.

 

par Janine Philip

 


notes

 

  1.  

     

    Cette année nos équipes sont fixes. Cette organisation est sans doute née du besoin de se retrouver par petit nombre. Cela semblait plus séduisant et moins scolaire. Pour ces enfants dont la relation aux autres était souvent perturbée, il était plus facile de s'intégrer d'abord dans un petit groupe.

    Ces équipes étaient dans la mationée pour des leçons par groupes de niveaux. L'après-midi, chaque équipe travaille sur une tâche fixe qui change chaque jour par roulement : imprimerie, dessin, travaux manuels, etc.. Ou bien toutes les équipes travaillent sur une tâche occasionnelle telle que compte-rendu d'enquête.

    Le rôle du chef d'équipe est d'aider ses équipiers à faire du travail individuel le matin en veillant à ce que le plan de travail soit terminé. L'après-midi, il est responsable de la production, du matériel utilisé qui doit être propre et en ordre à la fin du travail.

    Les chefs d'équipe ont été élus en début d'année. J'ai pris un autre critère de choix en cours d'année (voir plus loin)

  2. Douze ans ; depuis son entrée à l'école, il fait les fonds de classe, sans apprendre à lire. Tout ce qui est scolaire lui fait horreur.

  3. «Il y a eu récupération du fantasme pour le rendre monnayable dans la classe. Ça permet de récupérer un circuit de paroles» (J. OURY).

  4. Au cours de différentes rencontres, d'autres camarades mlont aussi parlé. On lit quelquefois leurs noms dans la monographie.

 




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