(extraits d'un conseil qui s'est tenu en 1969 dans une classe regroupant 12 enfants sourds déglingues et deux adultes -FE et MRi.)
Avertissement
Régulièrement, pendant 45 mn, chaque semaine, nous arrêtons le travail scolaire et nous parlons ensemble notamment des projets à construire qui nous tiennent éveillés, et de ce qui ne va pas et qu'il faut changer. Moments de parole opérante durant lesquels adultes et enfants tentent de ‘'s'entendre'', ces conseils sont des moments d'analyse et de décision où s'élaborent les « lois » de la classe, se répartissent les responsabilités, s'écrivent les décisions. Cependant, tout ne s'inscrit pas : l'essentiel étant peut-être que ‘'ça se dise ‘'.
Ces lois, ces projets vont engager chacun avec lui-même et vis à vis des autres. Il est fondamental que chacun puisse y prendre part avec ses propres moyens. Rien de scolaire n'est ici requis. Chacun parle comme il peut, comme il veut. Gestes essentiellement, mais aussi bribes de phrases, fragments de mots écrits. Les adultes veillent à ce que gestes, mots, phrases ne restent pas sans écho, en souffrance.
Les élèves avaient tous une vie chaotique et une scolarité perturbée derrière eux. Combien de choses ont pu être dites, redites par gestes lors de cette séance ! Que se serait-il passé si le langage gestuel avait été proscrit ? Si le conseil avait été utilisé à des fins orthopédiques ?
Florence aurait-elle pu amener en classe ce qui lui ‘'nouait la gorge'', dont elle ne pouvait parler à personne et qui bloquait son développement personnel et scolaire ? Benoît aurait-il pu, pour la première fois, depuis sa présence en classe, prendre la parole, lui, le timide rougissant, qui n'osait jamais ni ouvrir la bouche ni regarder les autres en face : aurait-il été possible que sa proposition soit comprise par ses camarades, reprise par eux, rendue effective, donnant ainsi existence à son auteur, le faisant, par là-même entrer réellement dans la classe dont il fut par la suite un des responsables, étonnant tout son entourage, parents et maîtres compris ?
Qui avait été accueilli ce jour-là ? A quoi avait-il été fait signe ? Si, appliquant les directives, nous avions interdit le langage gestuel, qu'aurions-nous refoulé ? A qui aurions-nous interdit l'entrée dans la lumière de la parole humaine ?
AU CONSEIL, CE 12 JUIN 1969
Nous avions repéré que Florence était, depuis quelque temps, de plus en plus mal à l'aise. Les crises éclataient de plus en plus souvent avec des périodes dépressives. Inattentive, sans mémoire, elle restait isolée prostrée. A ce conseil, elle était là, comme une figurante.
· Qui veut parler ? demande Patrick, le président de séance.
· Quand je suis seul, je suis triste, perdu. Mais si je bavarde avec des amis, ça va mieux, déclare ME adulte qui venait en classe pour travailler avec les élèves, hors son temps de formation au professorat).
Notons que ME ne s'est pas adressé directement à Florence et ne lui demande pas directement « qu'est-ce que tu as ? Ça ne va pas ? Simplement il entrouvre la porte à la possibilité, pour qui le veut, d'enchaîner un autre témoignage personnel sur le même registre.
· C'est vrai, remarquent Claude et Thomas, habitués à la solitude de l'internat ; l'un, dernier enfant d'une famille de parents sourds, père alcoolique et frère aîné abonné de la prison. L'autre, fils unique n'avait jamais pu supporter l'internat.
· Oui, reprit André. Avant moi aussi j'étais triste. Tout le monde me disait : « tu es fou, va-t-en ! ». Ici c'est bien. Au conseil on parle ensemble.
...Pourquoi Florence est triste ? · Je ne sais pas. Peut-être elle peut parler...
C'est alors que Florence, très énervée, laissa éclater avec forces détails, et des flots de mots et de gestes plus ou moins compréhensibles, devant onze enfants étonnamment présents et silencieux :
· Maman ... suicider... Beaucoup de sang , partout... Après elle a bu du lait. Maman a pleuré... Moi aussi...
Comment allions-nous intervenir ? Impossible pourtant de ne pas mettre des mots sur ce qui venait se surgir, à la limite du psychodrame... Comment ‘'faire signe ‘' à Florence, étreinte par l'émotion, pâle, désemparée, sans laisser transparaître notre propre désarroi ?
L'impossibilité de nous servir de la langue orale comme nous l'aurions souhaité -bouée inutilisable- ne facilitait pas notre intervention...
· Qu'est-ce qu'on fait ? demandai-je de façon à ne pas laisser un trop long silence s'installer ; façon aussi de me libérer de l'urgence d'une intervention qui tardait, façon aussi se décentrer de la parole magistrale de l'adulte ... Ce qui me donnait du temps pour réfléchir...
· Fleu ! Fleu ! s'écria tout à coup Benoît, jaillissant de sa chaise, transfiguré · Acheter des fleurs ? · Oui ! oui ! confirma Benoît, les yeux éclairés par la joie et la détermination qui illuminaient son visage.
Il précisa qu'il fallait acheter, avec l'argent de notre coopérative, un bouquet de fleurs et l'offrir à la maman de Florence. Il avait repéré -lui qui semblait toujours ‘'hors-circuit', que celle-ci venait chaque soir, vers 17 heures, chercher sa fille, à la sortie de l'école.
· Voilà ! Bravo ! s'écrièrent les autres élèves, soudain détendus. Et on dit à Madame : « Viens ! ».
Elle est venue, Madame, après le conseil, dans une classe rangée, nettoyée, décorée en un tour de main par les enfants fébriles et heureux, laissés seuls à cette tâche sous la férule d'André, le responsable ‘'propreté et décoration',' tandis qu'avec les responsables ‘'argent'', Benoît et Florence, nous allions acheter un bouquet chez le fleuriste du coin de la rue. Elle est venue, Madame, intimidée et émue de recevoir de Benoît, tout autant ému, un bouquet de roses et ces quelques mots écrits, improvisés par Albert le scribe de la classe :
« tu es très très très gentille »......
Le lendemain, à son arrivée en classe, Florence nous apprit qu'en racontant aux siens sa venue en classe « maman a pleuré, mais pas triste... ».
Pour nous, depuis ce jour, le conseil n'a plus jamais été comme auparavant.
Françoise et Michel EXERTIER