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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : 18 octobre 2010

LA PSYCHOTHÉRAPIE INSTITUTIONNELLE FRANÇAISE CONTEMPORAINE

Georges Daumézon et Philippe Koechlin

Article paru dans Anais portugueses de psiquiatria (Vol. 4 – n°4 déc 1952)

http://www.psychoanalytischeperspectieven.be/on-line%20papers/papers/Daum%C3%A9zon%20en%20Koechlin1.pdf

Sommaire:

I – Les Sources

1) Antécédents historiques

2) La désaffection contemporaine

3) Les sources doctrinales récentes

II – Le Mouvement Français de Psychothérapie Institutionnelle

1) La situation psychiatrique des dernières années

2) La naissance d'une doctrine

3) La mise en pratique

a) Problèmes sociologiques
b) Problème individuel

Depuis ces dernières années et sous l'influence de causes que nous nous attacherons à mettre en lumière, s'est développé en France, en liaison étroite avec l'évolution générale pour une thérapeutique biologique plus active, un renouveau d'intérêt pour les techniques de psychothérapie au sein des institutions de traitement pour malades mentaux. L'exposé qui va suivre a pour but, après avoir énuméré les sources traditionnelles de ce mouvement, d'en indiquer les fondements théoriques et surtout de présenter ensuite un tableau des diverses réalisations entreprises, en indiquant pour chacune d'elles les règles générales d'action auxquelles ceux qui les ont utilisées sont parvenus. Comme nous l'indiquons longuement, on ne peut considérer nos techniques sans prendre en considération les structures sociales et les organisations hospitalières françaises de la période d'après-guerre.

I – Les sources

1) Antécédents historiques

De tout temps, quiconque s'est occupé du traitement des maladies mentales s'est aperçu des possibilités de traitement que fournit la réunion, dans un même lieu, de désadaptés sociaux. Au I7ème siècle, Saint Vincent de Paul posait les principes de l'organisation de sa maison de Saint-Lazare où il recueillait des sujets désadaptés de toutes sortes, des prostituées aux enfants trouvés, des malades mentaux authentiques aux "correctionnaires". Il indiquait que son ambition était de faire de la maison un microcosme pouvant servir à éduquer à nouveau les sujets qui y étaient reçus (Vie, 1930). Ainsi voyons-nous un homme lucide, à l'époque où la société change de structure pour s'orienter vers les formes capitalistes ultérieures, proposer une série de formules destinées à lutter contre les désordres de l'adaptation sociale. On sait que la première conception de nos assistantes sociales est fournie par ses Filles de la Charité.

Mais c'est essentiellement au début du 19ème siècle que l'on se préoccupe, d'une façon plus systématique, du malade mental. Pinel, Esquirol, en France, insistent tout spécialement sur la valeur de l'isolement, en même temps qu'ils posent le principe que l'établissement de soins, étroitement dirigé par un médecin, doit être un instrument de thérapeutique. Il est inutile sans doute de rappeler les relations étroites existant entre Pinel et le "Gouverneur des Aliénés" de Bicêtre, Pussin, auquel il attribue le mérite essentiel dans le succès de sa réforme libérale.

Esquirol, puis plus tard Lasègue (1846-1847), donneront une forme plus systématique à la conception psychothérapique: à l'époque, celle-ci peut se schématiser en deux temps: d'abord isolement du sujet, puis utilisation de passions "antagonistes" qu'on utilisera à combattre les passions déviées par la maladie.

Dans le cadre des établissements de soins, dont le nombre se multiplie entre 1830 et 1850, une doctrine tend à se formuler à travers des pratiques variées. Deux sortes d'expériences: celle des pionniers, celle des organisateurs. Les premiers, dans la période de création de leurs services, ont été amenés, sous l'influence de nécessités matérielles impérieuses, à associer de très près leurs malades à tous les travaux d'installation. Les Annales Médico-Psychologiques de 1948 publient un mémoire fort important de Bouchet (1848) de Nantes, où l'on peut lire le compte-rendu de toute l'installation d'un hôpital, livré inachevé, par les malades du service qui doit l'occuper: travaux de terrassement, d'installation des cours et jardins, travaux d'aménagements intérieurs, peintures, fabrication de meubles, etc. Bouchet fixe un certain nombre de principes: n'appliquer les aliénés qu'à des travaux dont l'utilité est immédiate pour eux, utilisation de tous les malades, aussi bien les payants que les indigents, étude avec ses malades des diverses difficultés et des diverses frictions qui peuvent naître au cours de cette activité. Dans le langage de l'époque, il fournit une explication aux résultats très favorables qu'il rapporte: "C'est la lutte incessante de l'homme contre son semblable, de ses aspirations, de ses appétits, de ses instincts, de ses 'passions' (...) qui produit tout le bien de la civilisation quand elle est fondée sur l'intelligence, dans son développement normal, et qui en produit tous les maux dans des circonstances contraires, et l'on conçoit que la folie soit un de ces maux". "Ce sont les principes mêmes du communisme dont l'application est faite au régime des aliénés". "Sous l'empire de ces principes, la lutte a cessé, le cerveau et ses facultés sont entrés peu à peu dans la pensée et dans les actes. Il a suspendu les élans de l'individualisme et les écarts qui en étaient le résultat. Mais il ne les a que suspendus, ils reparaîtront tous si vous supprimez brusquement le lien qui les retient. Si la convalescence se prononce, ce n'est que par degré que vous faites sentir au malade les émotions qui l'attendent et entrevoir les joies mais aussi les peines qu'il doit avoir la force de supporter".

Mais à côté de médecins qui ont eu à faire une œuvre de pionniers, d'autres au contraire se sont trouvés devant la nécessité de régler le fonctionnement d'un établissement déjà organisé. Telles nous apparaissent, entre vingt autres, l'œuvre de Parchappe, Inspecteur Général des Asiles, de Dumesnil, organisateur de l'asile de Rouen, de Falret, qui se préoccupe du fonctionnement d'une Maison de Santé. Ce dernier a exposé ses principes dans un manuscrit qu'a bien voulu nous transmettre un de ses alliés, le Dr. F. Adam de Rouffach: "Demandons nous d'abord quels sont les principes les plus généraux pour les maladies mentales: l'isolement occupe évidemment le premier rang. Eh bien, que fait-on en isolant un aliéné, quel résultat désire-t-on produire? On désire le soustraire aux causes de toute espèce qui ont pu donner naissance à sa maladie, à l'influence des localités, des objets et des personnes qui ont pu provoquer ou qui fomentent le délire. En un mot, on veut l'éloigner de toutes les circonstances extérieures qui peuvent réagir sur lui d'une manière défavorable. Mais si c'est là un grand pas fait pour la guérison de ces malades, est-ce là tout ce que peut la science pour les guérir? Faut-il, une fois que le malade est soustrait aux influences extérieures, le laisser à lui-même, sans chercher à calmer son exaltation ou son excitation ou à détruire la fixité de ses préoccupations maladives? Évidemment non. Il faut, non content d'avoir éloigné les causes qui peuvent fomenter le délire, le combattre lui-même et dans ce but l'expérience ne reconnaît pas de moyen plus efficace que de fixer l'attention des uns sur les objets les plus capables de les captiver, et de faire diversion aux idées fixes des autres, de les distraire de leurs préoccupations en mettant sans cesse sous leurs yeux des objets étrangers à leur délire et en dirigeant totalement leur attention sur toute espèce d'occupations, qu'ils soient dans l'impossibilité de penser au sujet de leur maladie".

Nous avons cru devoir citer longuement ce texte qui paraît un fidèle raccourci des conceptions d'Esquirol concernant à la fois l'isolement et l'utilisation des passions antagonistes. De pareils exposés doctrinaux expliquent l'utilisation que les auteurs faisaient, à l'époque, du travail mais aussi de toute une série de distractions: on voit Dumesnil, aménageant le grand asile de la Seine Inférieure, y faire installer côte à côte une vaste organisation d'hydrothérapie (la thérapeutique biologique essentielle de l'époque) et un gymnase extrêmement riche.

À l'étranger, à la même époque, il semble bien que ceux des médecins qui furent les plus préoccupés d'une thérapeutique rationnelle, étaient animés des mêmes sentiments et poursuivaient des pratiques analogues. Si Conolly est surtout célèbre pour avoir supprimé les moyens de contention, on ne doit pas oublier qu'un tel résultat ne fut atteint par lui qu'à travers une modification profonde de tout le fonctionnement de l'asile: une intensification des thérapeutiques physiques, une organisation du travail et une organisation d'activités de "collaboration", véritable club où les malades et le personnel se rencontraient dans la poursuite d'activités utilitaires ou culturelles. Le tableau nous en est tracé par Sankey (1862), dans l'article qu'il fournit aux Annales Médico-Psychologiques.

2) La désaffection contemporaine

Il semble que dans les années qui suivirent, sous l'influence de causes multiples, ces diverses tentatives, sans être totalement oubliées, furent cependant progressivement négligées. L'augmentation considérable du nombre des malades internés, entraînant l'encombrement des asiles, pervertit gravement tout le fonctionnement originel d'établissements conçus pour la thérapeutique. Certaines utilisations, dans un but assez bassement publicitaire, prêtèrent le flan à des critiques justifiées. On rappela la publicité de mauvais aloi donnée aux représentations du Marquis de Sade durant son internement à Charenton. La vogue d'une orientation anatomique de la pensée médicale détourna progressivement les médecins du souci de la réadaptation.

Aussi bien, au début du siècle, des travaux comme ceux de Sérieux (1903) sur le rôle du travail, n'éveillent qu'un écho très limité. Néanmoins, la réflexion sur la psychothérapie n'a pas totalement disparu, et c'est même l'époque où Dejerine et ses élèves Camus et Pagniez, André Thomas, écrivent des travaux justement célèbres. Mais l'orientation psychothérapique, à cette époque, se fait dans un sens étroitement individuel, négligeant totalement tout ce qu'on appellera plus tard les dynamismes de groupe. Les enseignements des vieux auteurs, fondés sur la notion des passions antagonistes, apparaissent à juste titre comme des logomachies sans grands fondements, dans la mesure même où une pratique vivante ne vient pas en démontrer l'efficacité authentique.

Aussi faut-il attendre de nombreuses années pour qu'une réflexion nouvelle, utilisant les enseignements de la psychopathologie moderne, puisse poser à nouveau le problème d'une action thérapeutique raisonnée dans le cadre de l'hôpital.

3) Les sources doctrinales récentes

C'est essentiellement à Freud que nous devons la connaissance des étapes successives de l'évolution de la personnalité au cours de la guérison d'un trouble mental profond. C'est à Jaspers que nous sommes redevables d'une attitude de compréhension des divers "mécanismes" que nous offre le malade mental. Mais l'un et l'autre de ces apports, centrés sur l'étude individuelle du malade, ne faisaient pas une place considérable aux relations sociales de ce dernier.

L'intégration dans le social apparaît plus tardivement: P. Janet, utilisant en partie les premières manifestations du behaviorisme, s'orientait dans cette voie sans pour autant en tirer une attitude thérapeutique ou tout au moins une technique sociale. Par contre Moreno, à travers une doctrine sans doute par bien des points outrancière, mettait au point une conception très élaborée d'une thérapeutique réellement sociale. On sait en effet que, dans le cadre de son psychodrame, il fournit au sujet des relations avec des "imagos" variées des divers types d'individus avec lesquels il a eu des relations et le psychothérapeute, à travers le jeu mené en compagnie des auxiliari ego, aboutira à une série d'abréactions et finalement au remaniement de la personnalité de son malade.

Ces travaux nous ont été d'une utilité considérable pour parvenir à une vue claire de ce que pourrait être notre action thérapeutique dans la collectivité asilaire. Mais il est juste de faire une place plus grande encore aux tentatives pratiques de certains auteurs étrangers, au premier rang desquels il faut placer Hermann Simon. Certes, le médecin de Guttersloh apparaît comme l'héritier d'une tradition allemande déjà ancienne d'utilisation du travail, mais il fut surtout celui qui, à une époque où son pays, ruiné par une guerre coûteuse, se trouvait aux prises avec des difficultés graves dans l'assistance, a su donner une efficacité thérapeutique au travail des malades auquel il était contraint de donner une extension croissante. La théorie sur laquelle il fonde son action nous paraît, à bien des égards, extrêmement simpliste, voire même condamnable: il la résume en une formule: "donner aux conduites adaptées une conséquence heureuse, aux conduites désadaptées une conséquence pénible". Une telle caricature de la réflexologie peut conduire à des outrances dangereuses, voire même à des attitudes répressives et il semble bien que Guttersloh tomba dans cette erreur, à l'époque où, sous l'influence du nazisme, l'assistance psychiatrique allemande régressa de façon tragique.

Mais le mérite essentiel d'H. Simon fut d'avoir mis sur pied un système pratique d'utilisation du travail dans son hôpital. Sans doute son tableau des 6 niveaux de travail, des 6 types d'équipes, son schéma d'études quotidiennes placées sous la responsabilité du médecin spécialiste du travail ergothérapique dans l'hôpital, sont-ils ses apports les plus importants. On doit y ajouter la découverte qu'il a faite du même coup de la profonde solidarité qui unit toute l'activité de l'hôpital. On sait par exemple qu'H. Simon pose comme principe que, lorsqu'un malade brise des carreaux dans un pavillon, il convient d'étudier non pas tant l'attitude de quelques malades mais bien plus les raisons générales du malaise du pavillon tout entier. Sans doute le corollaire le plus intéressant et le plus fructueux de son "traitement actif" des maladies mentales est la nécessité de considérer l'hôpital dans son ensemble, le pavillon dans son ensemble, de traiter ainsi le groupe tout entier en même temps que l'on traite les individus. On sait d'autre part que dans les milieux parapsychiatriques, à l'étranger, des essais de psychothérapie de direction sur des groupes de malades étaient mis en œuvre. Slavson (1946, 1948) signale, à cet égard, les essais de Pratt en 1905, ceux de March en 1912, chez des tuberculeux ou des enfants: ceux de Lazell sur des "vétérans" de la guerre de 1917-1918. Il serait aussi juste, à ce compte, de faire remonter la tradition aux écoles préconisées par Falret cinquante ans plus tôt.

Les auteurs américains ont aussi tiré des enseignements d'autres techniques non médicales, par exemple celles des revivals religieux poussés à l'extrême par certains techniciens de la Christian Science. Un aspect et une efficacité nouvelle ont été fournis plus récemment: conférences et lectures sont, par le technicien moderne, consacrés à l'exposé des mécanismes psychopathologiques de la vie quotidienne telle qu'elle apparaît à la lumière des données psychanalytiques.

Nous avons tiré, pour notre part, plus d'enseignement encore des tentatives et des réalisations des auteurs anglais durant la guerre de 1939-1945: on sait qu'à la Tavistock Clinic de Londres étaient formés, déjà depuis plusieurs années, des techniciens qui tentaient d'adapter aux diverses collectivités les données de la psychopathologie moderne. Bion et Rickman (1943), tous deux issus de cette organisation, ont exposé dans The Lancet en 1943, l'organisation d'une formation de rééducation pour les soldats convalescents de maladie mentale.

Ce sont essentiellement ces matériaux qui, réunis d'ailleurs par les adeptes américains de la Group Therapy et spécialement par Klapmann et Slavson, nous ont fourni des thèmes de réflexion. Mais sans doute celle-ci n'a été réellement suscitée que par les conditions particulières que nous vécûmes à la fin des hostilités et dans la période suivante.

II – Le mouvement français de psychothérapie institutionnelle

1) La situation psychiatrique au cours des dernières années

En 1938, la situation psychiatrique française était essentiellement caractérisée par l'encombrement extraordinaire des diverses formations hospitalières. Le nombre des malades mentaux atteignait plus de 120.000. Dans les services parisiens, non seulement des lits avaient été installés au milieu de tous les dortoirs, mais un certain nombre de malades couchaient sur des matelas placés dans des couloirs. Un grand nombre de malades était envoyé traditionnellement en province, où ils venaient encombrer des établissements déjà pleins d'un contingent de sujets dont la réadaptation et la réinsertion sociale étaient encore plus difficile du fait de l'éloignement.

Les techniques de réadaptation, bien que figurant théoriquement au nombre des objectifs du psychiatre, étaient à peu près impraticables. À cet égard, il peut être intéressant de rappeler les termes de l'art. 171 du Règlement-modèle des hôpitaux psychiatriques, promulgué en février 1938: paraphrasant les art. 150 et 151 de l'ancien règlement de 1857, ce texte (encore en vigueur) stipule: "Le travail est institué dans l'établissement comme moyen de traitement et de distraction pour les malades". Mais aussitôt après, il énumère 9 sortes de travaux qui vont de la participation aux soins du ménage aux tâches de domestique chez les fonctionnaires de l'hôpital, en passant par la culture maraîchère, la couture, la buanderie, le repassage, l'entretien des bâtiments et du mobilier, etc. En bref, la déclaration primitive est aussitôt contredite par l'énumération qui la suit et qui organise le travail exclusivement pour diminuer le prix de revient de l'hospitalisation.

Au demeurant, un article suivant (no. 175) ajoute: "Le produit du travail des malades appartient à l'établissement". Si un pécule est versé, i1 ne l'est qu'aux malades assistés.

Cependant, à la même époque, s'introduisaient dans les établissements les diverses méthodes biologiques qui, dans bien des cas, bouleversent le pronostic des affections traitées. L'un de nous expose ainsi nos inquiétudes: "Si le traitement rapide des psychoses aiguës était exaltant, il rendait plus tragique notre impuissance devant les cas plus rebelles. Nous en éprouvions une impuissance et la vue de tels de nos échecs nous était un constant reproche. Nous savions de toute éternité la valeur du contact médecin-malade pour le sujet; nous savions que tel schizophrène se transforme totalement au cours d'un simple examen un peu prolongé; nous savions aussi tout l'intérêt de telle ou telle initiative qui, le sortant de son univers d'aliéné lui rend, pour quelques instants, une attitude et un statut d'homme. Les auteurs qui étudiaient les techniques biologiques (cf. Claude et Rubenovitch) s'accordaient pour indiquer qu'elles ne donnent leur plein effet que si elles sont accompagnées d'une psychothérapie complémentaire. Aussi notre impatience était-elle grande dans la situation difficile où nous nous trouvions".

Paradoxalement, la période de guerre nous a fourni l'occasion d'expériences plus aisées. Le nombre d'entrants dans les hôpitaux psychiatriques est considérablement diminué (dans la capitale par exemple il diminua des 2/3). D'autre part, les graves restrictions alimentaires firent peser sur les malades le danger, puis la réalité, de la famine. On peut évaluer à 40.000 environ le nombre des malades mentaux qui sont morts de faim dans les hôpitaux psychiatriques français, réduits qu'ils étaient à la ration officielle, que chacun au contraire, au dehors, majorait par l'ingéniosité du ravitaillement familial. Ainsi se trouva tragiquement résolu, pour un temps, le problème de l'encombrement.

La vie dans les établissements, durant la guerre, a comporté aussi un resserrement de tous les liens entre médecins, malades et personnel. Dans nombre d'établissements, médecins, malades et personnel se sont unis dans des activités communes au sein des groupes de résistance. Il en résulta une cohésion accrue et un vécu plus dramatique de la situation du malade dont la misère était plus proche que jamais de celle qu'enduraient les personnes en contact quotidien avec lui.

Si bien que dans quelques établissements, et parmi eux il faut faire une place particulière à l'hôpital psychiatrique de Saint-Alban, dans la Lozère, les médecins commencèrent à réfléchir aux possibilités qui pouvaient leur être données de développer une réelle activité psychothérapique auprès des malades.

2) La naissance de la doctrine

En 1942, Balvet (1942: 399 sq.) apporte, au Congrès de Montpellier, une communication qui a peu de retentissement, mais où il indique le rôle ré-adaptateur d'un véritable hôpital psychiatrique. Sous l'influence de Tosquelles, émigré d'Espagne, les essais d'organisation d'H. Simon se développèrent dans cet hôpital; ils se sont poursuivis sans interruption grâce à la même inspiration et avec la collaboration de Bonnafé, Chaurand, Gallavardin, Despinoy, Milon.

Parallèlement l'un de nous poursuivait (Daumézon & Cassan, 1941; Daumézon, 1946-1947, 1947, 1948b; Taillardat, 1943), à la même époque, des études sur les installations abusives, à l'hôpital psychiatrique, de malades qui bien que guéris ne voulaient pas sortir de l'asile. Sivadon nourrissait des réflexions analogues dans une colonie familiale.

Vers 1945 Balvet, dans des conversations variées, cristallisait une certaine doctrine du rôle du médecin qu'il publia quelques temps plus tard (Balvet, 1946: 14 sq.): "Son caractère d'être vivant fait que l'asile est homogène à la société. Mais il est homogène au psychiatre qui est son chef. Or le psychiatre, lorsqu'il perçoit son asile, le perçoit comme un conflit. Les mille divisions intestines, les perpétuels changements d'orientation, les routines administratives (qui sont comme les stéréotypies de l'asile), toutes les agitations inefficaces et déficits qui traduisent un état de vie ralentie, mais qui restaient inaperçues faute d'être pensées, l'influence commençante du psychiatre les exaspère en les rendant intelligibles... Orientés comme par un aimant, les grands conflits humains se profilent alors derrière ces symptômes sans relief: conflit de l'un et du multiple, de la liberté et de l'autorité, de l'âme et du corps, de la tradition et du progrès, de l'esprit et de la vie. Ils deviennent de plus en plus simples, s'unifiant peu à peu: ils se manifestent les uns les autres comme les modes d'un conflit qui mesure et désigne toute manifestation proprement humaine et qui est tour à tour celui de la société, celui de l'homme individuel, et à un degré éminent, celui du fou".

Dès lors, une série de réalisations dans des registres variés va se multiplier, qui fera l'objet des exposés essentiels de cet article. Elle est l'œuvre de toute une équipe parmi lesquels nous citerons: Balvet à Lyon, Bernard à Lommelet, Bonnafé à Saint-Alban puis à Rouen, Chaurand à Saint-Alban, Daumézon à Fleury-les-Aubrais, Le Guillant à Villejuif, Sivadon et Follin à Ville-Evrard. L'initiateur et la référence de la plupart d'entre eux étant Tosquelles à Saint-Alban.1

1. Une profonde unité de vue, de constants échanges, unissent les protagonistes que nous venons de citer. Un certain nombre de leurs anciens internes, devenus chefs de service, ont, à leur tour, travaillé dans le même sens. Certains ont atteint un niveau de réussite digne d'être cité, tel Oules, élève de Sivadon à Vauclai. À la suite de publications de ces expériences, un certain nombre de collègues ont, à leur tour, créé des ateliers ou des formations diverses à tendance sociothérapique. Il est juste de signaler la réussite de certains, comme d'indiquer aussi que bien d'autres se sont livrés à des initiations formelles, sans doctrine et sans direction réfléchie. Une naïve caricature en fut même donnée, qui fournit l'occasion à l'un de nous de préciser que le rôle du médecin n'est pas celui d'un maire d'un village désireux d'étayer sa popularité par la prospérité de ses bals ou de ses voyages organisés. En marge de ces organisations, on doit particulièrement citer l'intéressante réalisation du Dr. Ueberschlag à Lannemezan, qui procède de préoccupations nettement différentes et justifierait une étude critique spéciale et approfondie.

La doctrine générale a été fixée dans un texte de l'un de nous (Daumézon, 1947):

"Le psychiatre français de 1947 a pour fonction d'assumer un service dont la vie soit l'occasion, pour les malades, d'une évolution favorable de leur personnalité.

Il ne dispose pas du temps nécessaire pour orienter chaque sujet et ne peut agir que sur le groupe, la collectivité, le service.

Le service est un microcosme; pour que ce microcosme soit thérapeutique, il doit donner à chaque malade la possibilité d'abord d'investir des conflits. C'est dire que, dans la variété de ses aspects, il doit fournir aux niveaux les plus bas comme les plus élevés de l'évolution, dans les formes sociales les plus simples comme les plus complexes, des occasions prégnantes d'identification et de transfert.

La tâche du psychothérapeute, pour atteindre ce premier résultat, sera de diversifier suffisamment les aspects du service et les types de relations, partant d'activités, y existant. Étant donnée l'extrême variété des situations psychotiques, il devra multiplier au maximum les organisations et surtout les structures.

Mais le malade ayant une fois investi ses conflits dans le microcosme, la vie de celui-ci doit être orientée de telle sorte que ces conflits soient résolus. L'évolution de chaque situation, comme la vie même de l'établissement, doit se faire dans le sens de cette résolution.

Dans cette perspective, la vie monacale par laquelle certaines congrégations soignantes assument le trouble mental – proposant cette vie au sujet comme elles trouvent dans cette structure la possibilité de vivre avec lui – peut apparaître à une première approximation comme une réussite. Elle a entre autre mérite celui d'avoir intégré toute une série de problèmes que notre société (et partant nos établissements) laissent dans l'ombre, comme le problème sexuel.

Mais la solution des conflits sur le plan personnel est, nous le savons, aussi bien obtenue par le délire et l'aliénation que par l'intégration dans la société où le sujet doit retourner.

Sans doute retrouvons-nous là une contradiction essentielle qui tient à la non réconciliation, au déchirement fondamental de cette société, qui fut un des facteurs déterminant d'aliénation.

Assumer cette contradiction est donc finalement une des tâches du psychiatre, peut-être même la seule tâche originale. L'assumer en la surmontant, c'est-à-dire en la vivant dans l'hôpital – en la vie de l'hôpital – en la faisant vivre à ses collaborateurs et à ses malades".

3 – La mise en pratique

a) Problèmes sociologiques

Ayant à utiliser l'hôpital psychiatrique comme moyen de traitement, le médecin doit le connaître assez exactement et, avec une lucidité sans indulgence, doit en pénétrer la structure essentielle. En dehors de l'image d'Epinal qui fait de l'hôpital un "asile" et plus encore un lieu de traitement, l'établissement apparaît beaucoup plus réellement comme un monde clos auquel il convient d'appliquer une technique d'examen de type sociologique. L'élément déterminant essentiel en est l'isolement: isolement géographique; nombre d'hôpitaux ont été conçus à une époque où l'on faisait du retour à la campagne une touchante panacée; nombreux sont ceux qui ont été installés dans une banlieue écartée; ceux mêmes qui se trouvent au centre de la ville sont alors entourés d'une haute barrière, d'un mur dont on ne saurait nier l'importance morale plus encore que matérielle.

Dans notre société, l'hôpital psychiatrique est encore un lieu maudit devant lequel une bonne partie de la population passe en éprouvant une crainte magique, et toutes les personnes qui touchent à lui: personnel, personnel administratif, médecin, sont entourés au-dehors d'un halo d'étrangeté qui s'exprimera même dans les milieux se disant les plus cultivés voire les plus affranchis. Le malade mental n'est pas encore un malade comme les autres et partant le médecin des fous n'est pas un médecin comme les autres; jusqu'à sa famille, tout s'en trouve contaminé. On pourrait longuement broder sur le thème de cet isolement, sur lequel Bonnafé (1943: 23) a insisté avec tant de pertinence dans une conférence au Groupe de l'Évolution Psychiatrique.

À l'intérieur de ce monde clos, toute une série de démarches tendant vers l'autarcie prennent une valeur essentielle. Maints directeurs ont pour ambition de faire vivre l'hôpital sur lui-même; maintes administrations poussent à une telle pratique. Dans ce cadre, certains échanges normaux par voie de numéraire tendent à être bannis: nos employés sont en partie rétribués sous forme d'avantages en nature; le microcosme providence tend à pourvoir à tous leurs besoins comme il le fait pour les internés. La prévalence alimentaire de ces échanges élémentaires est une des caractéristiques du milieu.

Mais alors qu'on pourrait fort bien concevoir que ces divers éléments engendrent une homogénéité, une solidarité réelle entre les participants, ceux-ci sont divisés en castes rigoureusement étanches qu'on peut schématiser en trois couches distinctes: les dirigeants, eux-mêmes séparés strictement entre administrateurs et médecins, le personnel secondaire, les malades. Ces castes sont liées par des relations officielles de subordination; le plus souvent un uniforme strictement tranché caractérise chaque groupe. Le passage d'une catégorie à l'autre est exclu et toute une série de tabous assez stricts s'en suivent.

Les irrégularités et les prévarications ne sont certainement pas plus fréquentes dans les asiles que dans toutes les Administrations; pas davantage les détournements organisés en faveur du personnel, mais la situation du fou, de l'aliéné, déjà en marge de l'humanité, consacre les castes. Quand le rond-de-cuir de Courteline prend son bain de pied dans son bureau, il est grotesque; mais il suffit qu'après le morne repas de cent fous entassés dans un réfectoire, une demi-douzaine de joyeux infirmiers s'attablent commodément à une de ces mêmes tables, cette fois garnie de nappe, qu'ils mangent et boivent servis par un bon malade, pour que s'installe une forme odieuse d'inégalité – si pour son service le fou travailleur reçoit quelques reliefs, mangés dans la cuisine en cachette des autres, nous voici en pleine formule d'esclavage. Même si les infirmiers ont fait bonne chère à leurs frais, et s'ils pensent faire un beau geste au profit d'un bon petit malade. Or les malades ne peuvent, ne doivent boire du vin et il est normal que l'on en fournisse aux employés; or le plus souvent les infirmiers ont mangé du rôti servi par la maison, alors que les malades ont eu du hachis de viande, car dans une bête il y a moins de rôti que de viandes variées et que la Direction réserve le rôti pour le personnel.

Des descriptions nous ont rendu familière la structure du camp de concentration (Rousset, 1946, 1947; Kogon, 1947), le rapprochement de l'univers asilaire avec l'univers concentrationnaire s'impose inévitablement; néanmoins existe une différence fondamentale: le camp de concentration, toujours assuré de son recrutement, a pour but l'élimination, la liquidation de la classe des internés; à l'inverse, l'asile adopte comme règle fondamentale la conservation de l'interné et il n'est pire scandale que l'évasion ou le suicide.

Tels nous apparaissent les fondements de la société asilaire. Sur eux se sont organisés un certain nombre de superstructures dont nous ne donnerons que quelques exemples: au départ toute une série de règles administratives aboutissant à de nombreux rituels, tous conservateurs; citons au hasard le rite des inventaires du matériel; le rituel de surveillance du personnel; la valeur affective, tant pour le personnel que pour les malades, de la hiérarchie des quartiers: gâteux, agités, travailleurs; les clés, matérialisation suprême du pouvoir, jalousement conservées, orgueilleusement portées; les uniformes plus ou moins rigoureusement respectés évoluant au cours des âges selon un mode résolument conservateur (l'une forme des services de femmes ou des services d'hommes reproduit à peu de chose près les vêtements d'il y a un siècle).

Mais il existe aussi des rites culturels non négligeables: la plupart des hôpitaux psychiatriques accordent au jardin floral, d'ailleurs limité aux espaces où les malades n'ont pas accès, une importance essentielle; rares sont les établissements où n'existent pas des réjouissances, toujours empreintes du caractère de caste: Carnaval où les malades grossièrement déguisés dansent, en groupe rigoureusement homosexuels; parfois rites religieux: procession de la Fête-Dieu organisée par la Communauté et longuement préparée à l'avance. Il existe encore, dans des hôpitaux certes archaïques mais non exceptionnels, des réjouissances officiellement organisées à l'occasion de la fête patronale ou de l'anniversaire d'un médecin ou d'un administrateur.

À l'intérieur du monde asilaire, il faut spécialement connaître, car ils ont plus d'importance encore pour les malades, l'existence et la structure de sous-groupes. Ce sont essentiellement les pavillons (les "quartiers" selon la terminologie traditionnelle) auxquels un "chef" donne un certain climat, un certain style de vie. La personnalité de chaque chef de pavillon, le type de relation qui s'établit entre lui et ses infirmiers, entre lui et ses malades, sont les facteurs essentiels de l'ensemble. On doit aussi noter leur variation dans le temps, au cours de la biographie du chef du pavillon; tel quartier subit des crises correspondant à la ménopause de la cheftaine, voire à ses ennuis conjugaux.

Entre infirmiers et malades s'établissent des échanges qui croisent certains types de personnage: le "bon travailleur" qui accomplit des tâches variées, en général ménagères, pour le compte des infirmiers: travailleur recherché pour son habilité dans certains travaux personnels: mécanique chez les hommes, tricot ou couture chez les femmes.

D'autres, baptisés eux aussi de façon plus discutable "travailleurs", sont dépositaires d'une parcelle d'autorité et jouent un rôle de kapo.

Ces malades "de confiance" sont d'autant plus nombreux que le personnel est plus rare, leur existence est un vice inéluctable dans certains établissements où les infirmiers sont spécialement rares.

On trouve encore des sujets bénéficiant de faveurs particulières grâce au fait qu'ils ont su adopter l'attitude captative, soit infantile, soit arrogante, correspondant à la personnalité du chef; le possessif qui les désigne et le qualificatif dont on les affuble: "Notre (ou mon) petit Untel" atteste la réalité de la captation; à l'intérieur même des groupes d'internés tel ou tel joue un rôle d'ancien, initiant les arrivants, les tenant au courant des légendes; tel autre un rôle de souffre-douleur; quelques-uns de consolateurs.

Hors du pavillon, certaines équipes de travail, sous la direction d'un employé (souvent non rattaché au service médical) ont une structure autonome. La discipline y est beaucoup moins stricte que dans les pavillons. Selon le cas, des privilèges peuvent y être acquis en vertu de connaissances techniques particulières ou seulement de relations personnelles. En règle générale, les relations y sont fondées sur une base plus humaine, mais la possibilité du "renvoi au quartier", de la replongée dans le néant, donne au chef d'équipe une puissance exorbitante qui pervertit tout le climat.

Il est probable que ce tableau paraîtra bien sombre à nombre de nos lecteurs. Nous croyons cependant que tout établissement, si bien tenu soit-il, peut fournir des exemples très nombreux de l'exactitude de ce que nous avançons et qu'il est du devoir du médecin, désireux d'utiliser l'instrument imparfait qu'on lui fournit, de ne pas trop se faire d'illusion à ce sujet.

Cet exposé serait incomplet si l'on n'insistait pas sur une autre série de faits historiquement récents, qui tendent à faire éclater la structure traditionnelle. Au premier rang il faut citer les lois sociales: l'introduction d'une durée maxima de travail (en général 8 heures pour les employés) a tendance à modifier profondément la structure des pavillons. On retrouve alors une individualité différente de l'équipe du matin et de l'équipe du soir et le personnage de certains malades peut se trouver brusquement inversé au moment du changement d'équipe.

De même, l'introduction de certaines coutumes syndicales, contraignant l'administration, à l'égard du personnel tout au moins, à une attitude juridique ou de finesse qui n'est plus strictement de droit divin et qui finit par contaminer nombre de coutumes cependant solidement établies.

Dans les hôpitaux où existent des services pour malades payants, le rôle des familles, leurs possibilités de réclamation, impriment souvent un style de considérations plus grand pour ce genre de malades. Par malheur la condition des indigents s'en trouve souvent aggravée.

Enfin l'activité médicale, et spécialement les techniques thérapeutiques, constituent un élément de progrès substituant à la simple autorité la réalité des connaissances des processus.

En dehors de ces facteurs de désorganisation, on doit aussi noter les variations locales qui font que chaque établissement vit l'isolement asilaire dans un style différent: tel établissement, propriété d'une congrégation, ne comporte qu'un personnel très restreint, exclusivement religieux, à l'égard duquel le médecin reste très en marge. Le fossé entre personnel et malades est ici particulièrement marqué; par ailleurs l'idéal religieux fournit un principe d'unité, un ensemble de règles de vie, une éthique générale, qui manquent à la plupart des hôpitaux.

Les structures sociales extérieures ont leur répercussion sur l'asile: l'hôpital d'un département rural est d'ordinaire plus isolé que celui d'une grande ville où la possibilité de visites fréquentes introduit toute une série d'éléments de vie. Néanmoins, on ne doit par trop croire à l'efficacité de ces contacts avec l'extérieur: tout visiteur d'un asile revêt, dans le moyen de transport même qui l'amène à l'hôpital, un personnage particulier. Rien n'est si singulier que l'extraordinaire tolérance des familles à la condition inhumaine des malades qu'elles viennent voir.

Il est inutile d'insister sur tous les dangers que présente cet "isolât sociologique", sa fermeture, son absence d'orientation vers l'extérieur et spécialement les investissements régressifs qu'il fournit de manière privilégiée aux malades. Les relations sont strictement des relations de dépendance, d'autorité sadique ou au moins captative, s'offrant aussi bien pour le personnel que pour les pensionnaires. Certains de ces derniers s'y adaptent tellement que, bien que guéris, bien qu'invités à quitter l'hôpital, ils s'y refusent.

Signalons aussi des "formules d'évasion" telles que l'activité dite scientifique pour le médecin, ou certaines formes délirantes chez les malades: l'un de nous, au cours d'un séjour dans un hôpital ne recevant que des chroniques, fut frappé d'y dénombrer un nombre inaccoutumé de délirantes propriétaires de l'asile; certes, les travaux importants qui étaient alors accomplis dans cet asile suscitaient-ils un intérêt, un désir d'appropriation puissant, mais l'orientation même de la vie asilaire sans espoir jouait un rôle prépondérant dans ce choix de phantasme.

Comme nous l'avons indiqué, il ne sera jamais possible d'éliminer totalement ces diverses structures, mais le but de notre psychothérapie collective devra consister essentiellement à faire naître des activités de groupes dont la structure asilaire se trouvera, en quelque sorte, entre parenthèses. Ceci ne sera possible que par la création d'une technique de soins, d'une technique de la réadaptation, voire même par l'adjonction d'une technique quelconque poursuivant un but concret. Dans cette perspective totalement étrangère à la perspective asilaire, les rapports conventionnels se trouveront bouleversés au bénéfice de la poursuite commune du but nouveau unanimement connu. La participation du personnel, des malades, à cette entreprise devra être libre, indépendante de tout espoir de "récompense" comme de tout risque de sanction, de telle sorte que les rapports ne soient plus déterminés par les relations asilaires classiques.

On pourrait certes exposer en quelques slogans le but que nous poursuivons: l'Hôpital est fait pour guérir – la tâche, la responsabilité de guérir appartient aux malades autant qu'aux infirmiers ou au médecin – mais cette entreprise dépasse le cadre du traitement du malade pris individuellement; il faut que "tous" traitent l'hôpital, voire les hôpitaux psychiatriques en général. Mais cette présentation serait en fait une mystification pour ceux, les plus zélés, qui en accepteraient la formulation par pure révérence au médecin; finalement elle ne serait pas autre chose qu'une des expressions de la soumission excessive à l'autorité.

Aussi bien, ce que nous proposerons avec plus d'authenticité et des buts plus limités mais aussi concrets: un pavillon d'agités qui travaillent est plus vivable pour les malades et le personnel qu'un pavillon d'agités en pleine turbulence, souvent même nous insisterons auprès du personnel sur les aspects très matériels: des revendications de salaires seront plus facilement prises en considération si vous cessez d'être des gardiens.

Pour réussir, le médecin devra tenir compte de la réalité sociologique locale et plus particulièrement des types sociaux que lui fournissent ses malades; types professionnels: l'agriculteur, le domestique, l'ouvrier métallurgiste, mais aussi types culturels tels que l'homme religieux, l'homme sportif, l'animateur de société, etc. Le médecin devra aussi faire l'inventaire des modalités d'échange local privilégiées: industries locales, traditions multiples, etc. et c'est à la lumière de ces données qu'il devra débuter dans son travail.

Ainsi armé, il suscitera des groupes se définissant essentiellement par un but commun: tantôt il s'agira de groupes tout nouveaux, tel par exemple un atelier où malades et personnel se trouveront réunis dans le but d'arriver à faire en aussi grand nombre que possible, de façon aussi satisfaisante que possible, des objets déterminés. Il conviendra de multiplier les expressions de la vie de l'atelier, de parvenir par exemple à faire bénéficier économiquement chacun de ses membres du rendement obtenu, d'organiser aussi les bénéfices de la communauté; bénéfices matériels: suppléments alimentaires communs, amélioration du cadre, ou bénéfices moraux: prestige, etc.

Tantôt on utilisera une structure préexistante, comme par exemple le pavillon, qu'on valorisera et à laquelle on donnera aussi des autonomies et une vie concrète. Le but extrême sera de contaminer l'hôpital tout entier en lui donnant une réelle conscience de son but ré-adaptatif, en l'entraînant par exemple dans un travail de promotion d'une assistance psychiatrique plus adaptée, non seulement sur son plan étroit mais sur un plan plus large: propagande à l'égard d'établissements similaires, propagande à l'égard de l'extérieur, voire même propagande nationale.

Dans ces tâches, obligatoirement, se feront jour toute une série de tensions entre les divers membres du groupe, entre ses diverses composantes. Ce sont ces tensions qu'il conviendra d'expliciter, d'éclairer de manière à les orienter vers la résolution selon les principes généraux que nous avons exposés plus haut. À y regarder de près, on s'apercevra que le plan que nous venons de tracer est celui que bien d'autres avant nous ont adopté, en général cependant de façon moins systématique et moins consciente (Daumézon, 1948a).

Il convient de bien savoir que, même dans le cas de réussite, seule une minorité sera réellement et profondément atteinte; mais si cette minorité est suffisamment agissante pour donner le ton, si elle est suffisamment ouverte pour accueillir les éléments nouveaux susceptibles de s'agréger à elle, la partie peut être considérée comme gagnée. Alors l'hôpital peut être réellement une occasion d'abréaction utile pour les conflits du malade.

b) Le problème individuel

Pour chaque sujet, il conviendrait désormais qu'un planning thérapeutique précis soit établi, constant contrepoint de la thérapeutique biologique et de la thérapeutique sociale. Schématiquement, au cours de la cure, on peut envisager que la thérapeutique sociale passera par trois stades successifs dont la durée sera essentiellement variable d'un malade à l'autre, cette durée s'étendant de quelques heures à plusieurs années selon le cas.

Tout d'abord, le but poursuivi est en quelque sorte de réaliser un accrochage. Devant le malade ahuri par son brusque passage du monde libre au monde asilaire, la première tâche est de l'intégrer à un groupe, de l'intéresser, de le compromettre. Pour l'un, il s'agira seulement de découvrir telle ou telle possibilité de contact avec les autres, susceptible de le faire sortir de son autisme. Dans une observation que nous avons publiée et qui montre bien l'étude minutieuse de la personnalité du malade à laquelle on devrait se livrer, il fallut plusieurs années pour qu'une malade autiste trouve, dans les soins à de petits animaux, la possibilité d'une activité qui fut le départ de sa réadaptation. Pour d'autres, la démarche est plus simple: il suffira seulement d'aiguiller le sujet, dès son entrée, vers un contact avec tel ou tel de ses camarades susceptible de l'intéresser à une démarche très simple. Pour tel sujet déficitaire, il conviendra surtout de donner une signification à une de ses stéréotypies.

Après un temps plus ou moins long, il conviendra de donner une pleine valeur sociale à l'activité du malade. C'est alors que des tâches prendront un sens, dans un groupe déterminé, que des responsabilités pourront être assumées. Mais à cette période, le trouble, loin d'être liquidé, se trouve souvent manifesté de façon plus claire. On évitera de se fixer à cette époque, seulement socialisée, et on orientera l'évolution du sujet vers une troisième période de résolution et de réadaptation sociale, au gré des diverses démarches résolutives imprimées aux activités des divers groupes dans lesquels on l'introduit.

On arrive ainsi, et la place nous manque pour en exposer les éléments que nous avons indiqués dans nos divers travaux antérieurs, à un ensemble de techniques psychothérapiques se développant, par opposition avec la psychothérapie analytique, dans l'activité réelle et concrète du malade et non point dans le monde du phantasme (Daumézon, 1952).

Cette méthode n'est pas sans relation doctrinale avec les "réalisations symboliques" récemment décrites par Mme Sechehaye, mais son originalité réside essentiellement dans l'utilisation des activités réelles à l'intérieur des groupes.

Nous avons ailleurs indiqué les règles d'action que doit respecter le médecin. En particulier il se gardera de contacts directs avec le malade: tout doit se passer, en principe, dans le cadre des groupes sociaux, de telle sorte par exemple qu'aucune interprétation personnelle, individuelle, ne soit fournie au sujet, mais des interprétations collectives. On conçoit, en effet, qu'étant donnée la réalité très concrète des activités vécues, une relation médecin-malade trop étroite ne permettrait plus les liquidations nécessaires et constituerait une réalisation pathologique éminemment dangereuse.

Si un transfert psychanalytique peut se liquider, c'est en partie parce qu'il apparaît comme une démarche dans l'imaginaire, dans le phantasme; ici au contraire les relations médecin-malade, infirmier-malade, malade-malade, sont des relations réelles et concrètes, aussi prennent-elles une valeur, une solidité beaucoup plus grande, aussi surtout réclament-elles des réalisations plus totales. Si le médecin n'a pas su les canaliser strictement dans le cadre des buts poursuivis en commun, rien ne permet de les dissoudre ou d'éviter les drames qu'elles postulent alors.

L'instrument essentiel consistera dans des réunions de divers groupes: réunion de pavillon, réunion de personnel, réunion d'atelier, réunion du Comité du Journal, etc. dans lesquelles le médecin joue son rôle psychothérapeutique (Beley, 1949; Daumézon, 1949; Follin, 1949). Il devra tout particulièrement surveiller le développement de démarches représentant des régressions et en particulier la naissance de relations du type du caïdat où se complaisent des individualités dont l'efficacité est, de prime abord, une tentation très grave. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce point à la fin du travail.

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