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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE

Alice... d'ailleurs.

Une école neuve de 14 classes dans un grand ensemble de la banlieue Nord. Mon Cours Elémentaire 2e année est la seule classe de l'école à utiliser les « Techniques Educatives » : les 36 fillettes peuvent s'exprimer à la causette du matin et par les textes libres ; elles travaillent en groupes, participent à la gestion de la classe (finances, choix pédagogiques, institutions...). La coopération est quasi permanente. Toutefois l'existence de programmes, d'une classe parallèle, le nombre d'élèves font que j'impose une bonne partie du travail individuel : il est essentiel de contrôler l'acquisition des mécanismes chez les enfants qui l'an prochain doivent passer au Cours Moyen.

Autre point : cette classe est dite « homogène ». Les enfants sont théoriquement égales mais je m'épargne le ridicule de les classer en bonnes, moyennes et mauvaises, grâce à un système (réduit) de classes de niveaux qui permet à chaque enfant de travailler selon ses possibilités.

Arrive dans ma classe mi-novembre, une petite Martiniquaise de 10 ans qui double son CE2.
Elle ne voit pas bien. Ses lunettes sont toutes rayées.

C'est seulement fin décembre que je réussis à voir sa mère « Les lunettes ? C'est mon mari et il n'a pas le temps. Alice est très dure. Il faut la tenir en classe. Moi je suis cardiaque, je ne peux pas en venir à bout. Et puis, j'ai besoin d'elle à la maison. »
Ça doit être vrai : les lunettes n'arriveront que fin mars et Alice manquera 90 jours dans l'année.
Ma classe « Techniques Educatives » en est à ses débuts prudents et cette enfant bizarre me gêne.

Elle me déconcerte par ses phases :

Tantôt elle est agressive, se mêle de tout : « Pourquoi tu fais des opérations ? t'aurais pas dû tirer des traits. C'est Jacqueline qui t'a pris ton crayon. »

Elle s'agite, fait tout tomber, envoie promener les autres. Tantôt, au contraire, immobile, perdue dans son rêve, elle sursaute : « Qu'est-ce que c'est ? » si elle entend son nom.

Cette double attitude « ne favorise pas son intégration dans le groupe » ! Ses absences non plus : « il faut remplacer Alice dans l'équipe d'imprimerie, il faut finir la lettre d'Alice. »

Les tentatives que je fais pour l'intégrer à un groupe aboutissent soit à des disputes qui justifient un abandon spectaculaire du groupe, soit à un retrait discret.

Alice retourne alors à sa table, un peu à l'écart et s'occupe. Elle copie, recopie un exercice déjà fait. Elle a écrit quelques textes qu'elle refuse de présenter elle-même et fait lire par d'autres. Textes de « vocabulaire » assez vides qui n'ont pas été élus.

Janvier : je renonce à l'intégration forcée. J'attends qu'elle demande des explications ou des corrections ou autre chose.
Elle demande à faire une pendule en carton pour apprendre l'heure. Elle en fait plusieurs pour les camarades de son équipe.

8 Février : elle lit elle-même.
« Dimanche nous sommes allés à la Tour Eiffel, c'était amusant car on voyait Paris tout petit. Mon frère me dit : « je suis content, ce soir on prend un bain ». Je réponds : « Nous n'en sommes pas là. » Le soir arriva. Papa dit : « il est temps de rentrer... » Mon frère se déshabille... l'eau était chaude. Maman lui lava la tête et il cria. »

Le texte est élu. Ni pour son intérêt, ni pour sa beauté. La classe aurait-elle senti qu'il devenait nécessaire de prendre Alice en charge ?

C'est l'époque où elle disait : « Oui, j' en ai marre, tout le monde m'en veut ! »
Il est peut-être utile de signaler que ce texte d'Alice a paru dans le numéro du journal que j'ai appelé depuis « le journal triste » - qui présentait sur la couverture un bonhomme sans cheveux aux jambes écartées et deux textes où « ça pleurait », quatre (dont celui d'Alice) où «ça criait» et un où «ça saignait ».

A présent, Alice présente ses textes elle-même.

Qu'elle soit en phase gêneuse, ou en phase rêveuse, elle tente de participer au travail de l'équipe Participation limitée : elle s'éclipse souvent avant la fin du travail, mais elle a réussi à finir un tirage.
Elle commence à dire NOUS pour parler de l'équipe ou de la classe.

Même quand son texte n'est pas choisi, ce n'est plus parce que «Tout le monde m'en veut. »

15 Mars : nouveau texte élu
« Ma petite soeur d'un mois s'appelle Fabienne.
« Cet été je la promènerai. Elle ne pleure jamais le soir, aussi je l'aime bien. »

Alice semble moins perdue, moins isolée. Elle évoque sa famille, groupe dans lequel elle a une place et des responsabilités définies.

A la Martinique, elle a été un temps « fille unique » de sa grand-mère. En France, avec ses parents, il y avait trois frères et, à présent, une petite soeur.

C'est elle à présent qui réclame un service ; le Conseil de Coopérative lui confie le Service du Tableau qui sera assuré avec conscience.

Elle s'intègre dans son équipe, travaille en groupe, prend des initiatives : « Je vais dessiner l'école pour les correspondantes. »
Les phases alternées semblent s'estomper. Elle parle beaucoup de la Martinique, cherche où cela se trouve sur le globe, Elle écoute aussi les autres et pose des questions. Ainsi, à propos de l'Afrique : « Comment sont les maisons des noirs ? »

9 Mai : un troisième texte est élu :
« J'ai fait ma communion privée à la Martinique. C'est mon pays. Je le regrette beaucoup. Comme c'était beau la Martinique ! Nous habitions près de la mer. »

Alice a-t-elle réussi à cerner son problème : l'intégration dans un nouveau milieu ? A-t-elle réussi à s'en sortir en y faisant entrer les autres ?

C'est alors qu'on me communique la fiche scolaire d'Alice « Enfant instable, nerveuse, déséquilibrée, insupportable. »
L'année suivante Alice est dans un Cours Moyen bien traditionnel.

L'institutrice ne comprend pas pourquoi sa fiche porte la mention INSTABLE.
Madame la Directrice m'a dit « C'est curieux, ses progrès sont beaucoup plus rapides que chez vous l'an dernier. »
Allons, tant mieux.

Commentaires.

Ici, ce n'est pas l'excessive intervention de la famille qui fait problème ! Une seule recommandation maternelle : « tenir la fille », la garder. De ce qui se passe à l'école, des progrès possibles, il n'est pas question.
Avec ses absences, ses « phases », son manque d'ardeur et ses refus de participation au groupe, Alice est ressentie comme une «casse-pieds».

Il est difficile de l'intégrer même dans un groupe occasionnel, encore plus difficile d'obtenir qu'elle y reste. Elle s'isole dans des activités stéréotypées et solitaires, copie et recopie, répète indéfiniment des gestes scolaires sans signification pour le groupe...
Pourquoi ? On peut toujours « expliquer» : il suffit d'un peu d'imagination...

Pourtant, il nous a semblé saisir, au cours de l'élaboration de la monographie que l'angoisse de la maîtresse était pour quelque chose dans les difficultés du début. Angoisse que nous pourrions appeler professionnelle, d'abord : ‘'institutrice Nicole Defossey voulait faire travailler et aussi à tout prix « caser » Alice l'encombrante, dans un groupe et l'enfant refusait cette intégration par personne interposée.

Mais il s'agit peut-être d'autre chose.

Le premier texte élu d'Alice s'insère dans le « journal triste » qui lui-même se situe dans une période de graves difficultés personnelles pour la maîtresse qui n'arrive pas à trouver sa place dans une école-caserne dont elle est la vivante remise en question : tous ses efforts n'ont pour résultat que de l'éloigner de l'image idéale de la bonne maîtresse, reconnue par l'administration, la société, et bien sûr par elle-même. D'où un certain malaise existentiel... Pour les novateurs, les problèmes de l'adolescence paraissent éternels...

Nous nous sommes posé la question : la façon de travailler, les institutions, mettent en place, dans la classe, un système d'écoute de cet inconnu, de ce non-su par excellence, l'inconscient.

Qui sait si l'angoisse actuelle, personnelle de Nicole D. n'est pas confusément perçue dans le groupe, reprise et exprimée dans les activités, les textes ? Qui sait dans quelle mesure Alice ne s'opposait pas, à juste titre, à un certain désir de domination de la maîtresse ? Cette communication inconsciente ne caractérise nullement la classe « institutionnelle ». Nous avons le courage de poser la question simplement parce que nous pensons avoir un début de réponse : il est vraisemblable que si la femme et l'enfant s'étaient trouvées isolées du groupe, dans un face à face mortifère, Alice n'aurait pas évolué de la même façon. Mais là, disponibles, des médiations variées permettaient à la maîtresse de se désintéresser, au moins en apparence, du cas Alice.

D'abord existe, dans le lieu distinct de la famille, une possibilité pour Alice de parler, crier, être agressive, régresser vers des comportements de 3 ou 4 ans. Dans la classe institutionnalisée, avec ses équipes de travail, son conseil, un comportement régressif est tolérable : il ne monopolise pas l'attention de la maîtresse, la terre et la classe continuent de tourner, Alice n'est pas au centre de l'attention générale.

En apparence, Nicole D. abandonne Alice, ne s'occupe plus d'elle individuellement. Mais, parce qu'elle peut se dispenser de juger, elle reste là toute proche, disponible.

Elle laisse Alice agir, toute seule. Cette non-directivité provisoire n'est pas la conséquence d'un voeu magistral mais simplement une des possibilités offertes par ce milieu organisé. La maîtresse est sûre qu'Alice ne fera que ce qu'il est possible de faire. Des objets induisent des actions – c'est du carton disponible que sont venues les pendules – les lois précises qui permettent le fonctionnement de la classe existent et le groupe en cas de besoin les signalera à Alice : ici, on ne peut pas faire n'importe quoi.

Existent donc des objets et Alice, faute de pouvoir saisir un autre humain pour accrocher son désir, va pouvoir jouer avec des objets, régresser bien sûr mais pour pouvoir ensuite évoluer plus vite. Elle peut s'exprimer comme «être désirant » en dehors du temps.

Elle n'a commencé à parler vraiment, avec des paroles, qu'au mois de mars mais elle avait déjà parlé plusieurs fois par les pots de peinture, le mutisme, les refus. Elle a été prise par le travail et par celui-ci, elle a pu s'aliéner dans le groupe par le langage. (Cette double aliénation par le travail et le langage constitue, selon J. Lacan, la sublimation). Car les autres enfants s'étaient aperçues, dès le début, de l'isolement de la petite négresse et du jeu avec la maîtresse, La première fois qu'Alice lit son texte, les autres semblent lui dire : « On choisit ton texte, Alice, parce que cette fois-ci tu as fait un drôle d' effort, tu l' as lu toi-même et c' était intéressant. »

C'était un peu une gratification pour son travail, mais aussi une prise en charge par le groupe. La famille était un peu rentrée dans l'école - Alice et le Nous familial - par le texte qui n'était pas extraordinaire mais où elle, Alice, se présentait au groupe de la classe dans son autre groupe, sa famille.

C'est dans un second texte qu'elle comprend vraiment sa situation de soeur : « Chez ma grand-mère, à la Martinique, j' étais toute seule». L'île de la fille unique comme paradis perdu où «il fait toujours beau, où les coquelicots sont gros comme les lustres d' ici » ?

(publié dans VPI )

Elle réalise alors sa couleur, s'intéresse aux maisons de noirs à la Martinique, elle saisit le Nous du groupe familial distinct de celui de la classe et, avec les autres, elle va parfaire son histoire à elle, se resituer, désirer, prendre ou laisser et surtout se reconnaître intelligente.

Alice a pu « se raconter », elle, son histoire, sa Martinique, etc... d'une certaine façon elle a repris en main son monde, famille, école – qu'elle avait déjà avant - mais où elle ne s'était pas encore bien reconnue et bien située. Elle n'était pas le sujet de son histoire, de ses relations, etc.... le groupe de la classe l'a aidée à saisir des petits faits significatifs et à se constituer sujet.

C'est par les possibilités de formulation de sa demande et de ses questions qu'Alice est arrivée à demander « d'ÊTRE avec », de participer aux projets, aux travaux de la classe, dans ce milieu où elle avait sûrement trouvé des projets qu'elle aurait voulu réaliser avant et qu'elle a pu faire dans la classe.

Sa demande a été entendue, accueillie.

Toute UNE RE-SITUATION dans des espaces, des lieux, un groupe, dans une année, c'est une étonnante psychothérapie de groupe, où la non-intervention de la maîtresse pour forcer l'évolution de l'enfant a été décisive.

Cela ne nous mènerait-il pas à une remise en question du rôle traditionnel et de la situation du maître qui est peut-être l'objet principal de notre propos.

(Fernand Oury et Aïda Vasquez, publié dans VPI)




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