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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
auteur : G. Mangel
date : 1990

Appendice, effets divers


EFFETS DIVERS.

Les deux témoignages qui suivent donnent un aperçu trop bref des effets visibles de ce travail, sur un élève dont j'ai raconté l'histoire au sein du groupe "Si ça me dit", et sur les collègues que j'ai visités ensuite lors d'interventions demandées par l'une des équipes mise en place après mon départ.

L'EFFET "CORBEAU".

Luc a 16 ans. Costaud, le cheveu noir, lisse et mal peigné, il regarde toujours un peu en dessous, la tête penchée. Son gros pull vert pas très frais dépasse du blouson qu'il ne quitte jamais, même pendant les cours. Il est en quatrième C.P.P.N.. Contrairement à beaucoup de classes de ce type dans d'autres établissements, celle-ci bénéficie de cours de biologie. Une heure hebdomadaire, il est vrai, c'est peu, mais cela donne aux élèves le sentiment qu'eux aussi, comme les autres ont droit à plusieurs professeurs... Depuis le début de l'année, nous sommes en avril il ne fait rien. Quand je l'interpelle, il bougonne. Si j'insiste, lui rappelant la règle fondamentale "Nous sommes ici pour travailler", il devient très vite grossier et agressif : "Arrête !..." crie-t-il d'une voix éraillée, caverneuse, désagréable et comme oppressée.

Aujourd'hui, Marcel a terminé son travail. Il choisit un nouveau sujet. Il demande s'il peut faire un enregistre ment sur le corbeau. Je vois Luc, habituellement amorphe, s'animer tout à coup. Sans demander la parole, il lance à la cantonade : "J'en ai déjà déniché moi des corbeaux !..." Je le coupe et propose aussitôt de leur donner un contrat commun sur ce sujet. Marcel qui, lui, travaille assez correctement, hésite puis accepte. Luc qui s'est fait remarquer par sa réflexion bruyante n'ose refuser. Tous deux vont donc dans le cagibi attenant à la classe avec le magnétophone et une cassette.

Cela durera plusieurs heures, donc plusieurs semaines. Il en résultera un enregistrement assez baroque dans lequel Luc imite les cris respectifs des parents corbeaux, des petits dans le nid, tandis que Marcel donne les renseignements zoologiques recueillis dans les documents qu'il a trouvés. La classe va écouter cette bande, et je peux enfin noter une production a laquelle Luc a vraiment travaillé. A dater de ce jour, ce garçon participe au travail.

Bien sûr, il ne deviendra pas un aigle du savoir. Mais il a pu sortir de son refus dont les causes transparaissent peut-être un peu a contrario dans l'événement : sa voix si particulière n'était-elle pas pour quelque chose dans son repli ? Le cri du corbeau n'a-t-il pas été une manière de la lui faire entendre et de constater que d'autres pouvaient l'apprécier ? Le magnétophone, le copain qui a pu écrire ce que Luc ne pouvait que raconter, la possibilité de passer un contrat à deux, le réflexe non prémédité du professeur, autant de médiations qui ont certainement contribué à une levée d'inhibition dont la classe coopérative est en grande partie responsable, lui ouvrant des portes qu'il voulait ignorer parce qu'il souffrait sans que personne ne puisse rien pour lui.

DES TRACES DURABLES ?

En visite au collège deux ans après mon départ, j'ai eu quelques surprises. Je ne m'attendais pas en effet à rencontrer plusieurs preuves de la persistance de certaines pratiques introduites dans l'établissement par notre équipe.

Au Centre de Documentation et d'Information, ce sont d'abord les affiches, nombreuses qui témoignent d'un souci permanent de mettre au vu et au su de tous les règles de vie qui s'imposent. Les élèves s'y sentent bien. Ils sont chez eux et peuvent se diriger dans les rayonnages avec un maximum d'autonomie. La documentaliste travaille sur des projets coopératifs avec plusieurs équipes.

La concertation au sujet des cas d'élèves, des comportements, des vols, des difficultés scolaires est devenue quelque chose de particulier : exceptionnelle dans la plu part des établissements, elle n'est pas encore générale à W. Pourtant, le fait qu'elle ne se tienne pas est vécu comme anormal par la plupart des enseignants. Assez souvent, elle a lieu : dans ce cas, ce qui est présent et fort, c'est qu'on prend en considération chaque enfant comme une per sonne. Et c'est l'indignation qu'exprime d'abord la documentaliste quand elle me raconte que les heures de concertation attribuées à chaque équipe ne sont pas toujours consacrées à des réunions effectives. Certains collègues préfèrent en effet les utiliser à d'autres activités. Dans la plupart des cas, ce détournement serait vus comme normal, voire utile : les questions évoquées en concertation sont si souvent tournées en ridicule !

Ceux qui ont participé aux travaux de l'équipe expérimentale en sont fortement marqués. Ils continuent à trouver normal qu'une réunion comporte un ordre du jour, qu'un président la dirige, que les décisions soient clairement annoncées et surtout inscrites, qu'on ne se sépare pas sans faire le point de ce qui a été décidé, sans prendre les rendez-vous ultérieurs. Plus important, peut-être, la perception, sensible dans les discours de chacun que les enseignants ont de leurs élèves a changé : le professeur ne se considère plus automatiquement comme le tout puissant détenteur d'un pouvoir parce qu'il possède un savoir. L'élève semble avoir acquis le droit de parler et de s'opposer, et il apparaît normal que des lieux et des temps de parole lui soit réservés. Comme j'ai l'occasion de visiter beaucoup d'établissements, je sais que dans la plupart, de tels moments sont considérés comme temps perdu.

Ici, la perception sadico-méprisante de l'élève a été pourchassée férocement par nos actions répétées, par nos affiches, par nos interventions publiques. En conséquence, les manifestations d'une telle perception se sont faites plus rares, plus honteuses. D'autres enseignants les stigmatisent à leur tour. Ils ont entendu et repris à leur compte les discours que notre pratique nourrissait. Combien de temps de telles traces subsisteront-elles ?




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