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COLLECTIF EUROPEEN
D'EQUIPES DE PEDAGOGIE INSTITUTIONNELLE
date : août 1969

Chemin faisant

texte paru dans les Cahiers de l'Aire de Fernand Deligny
Complices (Cahiers n°1)
Bientôt 6 ans que je suis chez les sourds. Est-ce assez pour en parler de ce chemin ?
Il me semble n'avoir fait que cela. C'est peu­t-être vrai après tout que j'y suis rentré à 19 ans. Pourquoi ? Un peu beaucoup par hasard comme on dit. Reste à définir le hasard: des conditions familiales personnelles ? des cama­rades de lycée ? Ce qui sourdait en moi, quelque chose comme la communication d'homme à homme qui turlupinait mon adolescence ?
Enfin, j'y étais. Mais le hasard avait dis­paru.
 
J'y étaisavec bientôt quelques copains, un peu surveillants au pair, un peu éducateurs :Jean-Paul le marant, Jean le bosseur, Pierre,Christ ou Passeur, des tas d'autres types, Fran­çois le méritant, Capsule ; des filles aussi bien sûr, parce que sinon le ciel n'aurait pas été tout à fait bleu pareil; etpuis qui nous aurait fait le café ? Suzanne, qui finira bien un jour par être elle-même parce que ce elle-même en vaut la peine, T.T. et ses che­veux, Marie-Laure et ses Italiens, Mousmé, qui est peut-être bien la première à m'avoir parlé d'un type qui s'appelait Deligny, qui avait fait des trucs pas mal,
Mousmé qui m'a peut-être bien ré-appris à vivre et dont le visage me danse devant les yeux, et qui demeure, elle et la rose un matin offerte, intacte malgré cette foutue vie bien que j'aie un peu mal à vivre seulement des souvenirs.
 
Et puis « les Sourds ». Premier contact. Le dortoir éteint, eux couchés, nous bavardions et cette voix qui nous fit, Jean-Paul et moi, sursauter : « votre gueule, j'peux pas dormir ! ». Les sourds et muets parlent !!! Un demi-sourd, Tonio.
 
Très vite, des sentiments vrais. Peut-être parce qu'entre nous il n'y avait pas (eh ! forcément) ces mots, trompeurs et faciles marchands d'illusion. Mais des contacts francs, directs, des rencontres dans des situations de vie quotidienne; comme qui dirait d'homme à homme.
 
Pas de discours entre nous mais des présences réelles et pudiques puisque sans discours. Enfin, vous me comprendrez. Mais faudra que de tout cela je reparle, parce que sinon la vie, ça vous engloutit tout si vous n'y prenez garde, tranquillement. Et je crois que ce serait bête qu'il ne reste pas de TRACES. Oh ! non pas que ce soit exemplaire ou je ne sais trop quoi. Non. Comme ça, pour moi. Parce que c'est la vie. Et que la vie, ça ne se fout pas en l'air sitôt fait, sitôt dit, mais ça se vit. Enfin, il me semble.
 
Par contre, ce dont je suis sûr, et sans mentir, c'est que jamais je n'ai eu l'âme d'un flic ou d'un supérieur ayant quelque chose à leur apprendre ou à leur commander. Pas différent d'eux, dans la limite d'une fonction qui m'était échue et envers laquelle on m'avait pourtant bien dit que j'avais quelques responsabilités. Mais moi, c'est drôle, je ne me sentais pas responsable devant le directeur ou la société qui me confient « cette mission à remplir pour ces enfants démunis », Mais bien plutôt devant eux, avec eux et personne d'autre. Eux et moi aux prises pareillement à déjouer et à tourner les règlements des personnes, moralement responsables et ayant mission à remplir, soit pour les cigarettes le soir au dortoir, soit pour aller le soir avec ma 2 CV nous baigner au lac malgré les assurances.
 
Complices . Complices pour ainsi dire. Voulaient-ils « se barrer » du dortoir pour un copain, une fille ou pour ce qu'ils voulaient ? OK ! si c'était possible. Avais-je à me « tirer » pour des potes, des filles, des escargots à manger ? Je le leur disais et confiais le dortoir.
Jamais, j'en porte garantie, il n'y a eu d'accident dans ces moments-là.
 
Comme quoi la preuve est faite que les surveillants sont inutiles. Ce qui pourrait toujours servir à faire des économies. Il n'y aurait qu'à supprimer la condition de surveillé ! Parce que c'est vrai que les surveillants ça ne sert pas à grand-chose quand il n'y a plus de surveillés mais qu'il nait des copains, compagnons complices de lieux et d'instants.
« Suce-Pouce » c'est une autre histoire. Parce qu'entre temps j'avais quitté Chambéry pour Paris.
De lui aussi et tout ce qu'il y a autour il faudra que fen reparle (seul et avec F.). Pour relier les coupures.
« Suce-Pouce », c'était le débile. Eh ! il en faut bien un dans toute maison d'éducation qui se respecte, un garant, un sceau de solidité pour l'institution.
 
Moi, j'avais mal aux tripes et aux poings quand ce gros lard de répétiteur se foutait de lui, benêtement, comme si sa - graisse intérieure » en s'extériorisant montrait son vrai visage: connerie pleine de suffisance pour soi-même.
Parce qu'il faut dire que Suce-Pouce venait toujours, lors des récréations, se rouler à nos pieds, faire le con pour nous parler.
 
C'était triste d'être obligé de faire le con pour parler à quelqu'un, pour tenter d'entrer en communication parce qu'on est un fond de classe, un fervent adepte du couloir, qu'on a une mère quelque peu tcheuf, tcheuf, et parce que, étant catalogué l'idiot de l'école, il faut bien faire l'idiot pour exister !...
 
Il aurait pourtant dû le comprendre ce gros lard qui jouait les psychiatres compatissants puisqu'apparemment ils étaient aussi cons l'un que l'autre. L'un en jouant à l'idiot pour que l'autre puisse étaler sa suffisance et jouer au compétent compatissant, mais tous deux ne voyaient que du bleu.
 
Elle aurait pourtant dû le comprendre cette postulante psychologue quand il me gesticulait la trompe d'un éléphant ramenant la nourriture à sa gueule parce qu'il avait une vive passion pour le zoo, ce qu'elle me traduisait par « Qu'est-ce que tu perds ton temps encore avec lui. Tu vois pas qu'il est fou et qu'il ne sait pas ce qu'il dit ».
 
Preuve que pour se comprendre il ne faut pas jouer (au com..., au pétent ou à autre chose) mais qu'il vaut mieux essayer d'être soi-même, comme qui dirait homme à homme...
 
Suce-Pouce, quand je l'ai retrouvé, j'étais devenu répétiteur, un grade au-dessus qui me donnait le droit de « faire les études ». Il était dans la classe à côté et tapait avec un morceau de planche qu'il avait dû arracher à l'armoire, sur le tiroir du bureau du professeur, qu'il avait sorti et retourné (le tiroir, pas le prof...) pour en faire un tam-tam, transmetteur d'un message mystérieux.
 
Entre temps sur le point d'être mis à la porte, parce qu'il ne savait pas qu'on était chez les Sourds et qu'on entendait pas même les tam-tams, Suce-Pouce fit quelques séjours dans mon étude où il apprit les mystères de la naissance humaine par S. qui était à ce qu'il paraît une dévergondée et que justement pour cela j'avais chargé de cette mission, à partir d'un livre qui avait amené Suce-Pouce à me demander des explications. Ce qui de toute évidence l'émerveilla et le rassura beaucoup, et fit la preuve que S. était fort respectueuse en ce domaine.
 
Puis il atterrit - le mot est juste nous y reviendrons - chez F. avec qui maintenant je travaille, quelque peu globe-trotter dans tout cela.
 
Suce-Pouce en question, il n'avait pas son pareil pour mettre une classe sans dessus-dessous, les petits copains à sa suite (précisons qu'il n'a jamais fait de stages de dynamiques de groupes 1).
 
L'autre jour (jeudi, congé) F. est venue en classe chercher des affaires. A peine entrée elle a été comme éblouie par ce qu'elle a vu. D'une propreté la classe ! des tables de vrais miroirs, et rangées fallait voir comme ! Vers le lavabo o^trônaient le bocal à poissons rouges, une étagère peinte en noir: du beau boulot. Faut dire que ça changeait un peu des autres jours parce que pour F... la classe ça serait plutôt un chantier qu'autre chose.
 
Tout à coup la porte s'ouvre et apparaît Suce-Pouce mi-courroucé, mi-inquiet de voir, un jeudi, la classe éclairée: « Peut-être un voleur dans ma classe ?» Voyant F... un grand sourire l'éclaire... Il avait passé quasiment son jeudi à briquer SA classe.
 
Et l'étagère, c'était lui. Parce qu'entre temps il m'avait dit vouloir être menuisier. Le Tam-Tam était inutile.
 
Suce-Pouce (cahiers n°2)
Je voudrais tout d'abord dire que j'éprouve de la gêne à écrire ou à parler DE lui. Il me semble que parler DE lui c'est déjà le faire OBJET. Objet d'un discours réifiant, et non sujet d'un côte à côte, d'un bout de route ensemble. Pourquoi le présenter ainsi comme un CAS ? Il me semble que dès lors ma position par rapport à lui est celle d'un supérieur, d'un privilégié, d'un tout ce qu'on voudra de cet ordre: d'où est-ce que je tire mes certitudes, mon savoir pour parler de lui ? Et si l'inverse avait lieu ? Si lui se mettait aussi à me déballer, à m'in­ventorier publiquement à vouloir m'« expliquer » ?
Questions embarrassantes.
D'autant que toute réciprocité dans ce domaine (du discours) est exclue du fait de sa surdité.
D'où mes difficultés à m'exprimer et un style « mouvant ».
 
Pourtant, et si à ce propos je pouvais trouver quelqu'écho, qui puisse permettre d'échanger des points de vue pertinents pour notre tâche ? C'est pour cela que j'écris, c'est à cela que doivent servir ces Cahiers de l'AIRE..
 
Suce-Pouce, depuis toujours il se voit passer devant les yeux, les gens, les événements de la vie, - comme les voitures siffleraient au nez de celui qui n'au­rait pour horizon de vie qu'une autoroute à trafic intense - et il avait été assez fou pour vouloir s'en mêler, leur poser ses questions.
 
Que devenir entraîné dans ce défilé sans fin ? Quand votre mère vous dit: « toi, tu ne te marieras pas, tu es le seul qui me reste, et tu resteras avec moi et que, complice inconsciente elle vous laisse, à 14 ans, dormir avec votre nounours, quelle autre issue nous reste-t-il que l'infantilisme et appeler, comme Suce-Pouce le fait, votre mère; « papa » ? ....
 
Que devenir quand on se voit engloutir dans l'ANONYMAT de l'internat, réduit au couloir ou à la punition en guise de réponse à des pitreries ou des provocations qui sont en réalité - je m'en porte garant - un mai de vivre toujours provoqué par quelque chose ou quelqu'un ? Quand on se voit fermer au nez les portes de la compréhension et de la communication humaines et que, de surcroît, l'on est un enfant sourd, c'est-à-dire, privé du moyen de langage qui a cours ?
 
L'important me semble, avant tout, de lui redonner confiance et considération en lui-même, de le rassurer en étant en même temps comme sa colonne vertébrale... Ce qui suppose pouvoir être soi même un repère structurant, permettant les identifications nécessaires.
 
Il fallait arrêter ce cercle qui l'entraînait à perdre pied, ce tourbillon que sont - les autres » auquel il ne comprenait rien et qui lui faisait perdre la tête du fait du crescendo des tensions qui secouaient le couple : Suce-Pouce perturbé « les autres » perturbants (les gens, les choses, les milieux, etc ... ) au fur et à mesure que S. P. grandissait et que le milieu social exerçant sur lui une « demande » de plus en plus forte (être mûr, apprendre etc ... ) en lui laissant de moins en moins d'échappatoire.
 
Il ne fallait en quelque sorte lui « dire »: « holà ! ça suffit comme ça. Pour moi tu es normal, mais ça signifie: pas de cadeau, pas de ménagement». C'était assez difficile lorsque j'étais seul avec lui. Ça l'a été encore plus quand il est arrivé dans la classe de F., classe déjà problématique (nous y reviendrons.
 
Il me fallait doncle sortir de là: de son propre univers mental mais en même temps, en lui présentant un milieu tout à fait différent qui n'induise plus sa « débilité ». ...Ce n'était pas facile...
 
Tout d'abord ne rien lui demander (lorsque nous étions tous les deux (d'ordre spécifiquement scolaire. Il me semblait important d'agir sur les fondements de son être. Des apprentissages scolaires à base de programme, dans ce cas, se seraient bâtis artificiellement, sur du vide, sur une individualité, un être immature pour cela. Ils auraient été prématurés et n'auraient servi à rien sinon à aggraver AUTOMATIQUEMENT, mécaniquement le déséquilibre de Suce-Pouce qui se serait retrouvé de plus en plus inadapté. Cette demande de l'institution scolaire, auquelle Suce-Pouce était de toute évidence inapte à répondre (il lui fallait d'abord formuler ses demandes), (la logique du système », le vouaient à être de plus en plus « débile », « insupportable » etc...(1)
 
Il fallait laisser l' eau calme pour que, rassuré, il puisse s'y représenter librement, en des figures à partir desquelles nous aurions prise.
 
Non pas tant mettre à sa disposition que lui laisser trouver, me - présenter », son temps, son rythme, ses objets, son monde à sa portée (qu'il s'en dessine), portée de main surtout (voir l'étagère comme exemple dans le n' 1 de ces Cahiers).
 
Laisser jouer à fond l'imprévu (2) puisque, de toute évidence, je e devais pas vouloir quoique ce soit à sa place et que j'étais bien incapable de savoir ce qu'il voulait. Et petit à petit, patiemment, tenter de nouer des « GESTES RECIPROQUES » pour que le milieu (la classe, ses individus et ses objets, les lieux, les personnes, les événements de l'institution, sa famille, ses envies, ses joies, ses manies et les miennes, etc ... ) deviennent un milieu de langage entrenous, que ce soit échange d'objets, de gestes, de mots. Langage vrai, écho réel de l'entre-nous deux (tout ce qu'on voudra à quoi nous avions à faire tous les deux).
 
Et non langage à apprendre, à réciter.
 
Et je m'apercevais, chemin faisant qu'il s'agissait moins de lui apprendre du vocabulaire ou des structures de langue, de le materner ou de le « guérir » que de parvenir à passer sous toutes sortes de masques institués, couches isolantes entre moi et lui : sa « débilité » notre rôle d'enseignant. Je me rendais compte, en effet, que lorsque nous parvenions à ces «instants-vrais » », toujours précaires et fugaces, Suce-Pouce n'était pas plus ni moins débile que moi ou que quiconque, que le langage n'avait été trop souvent pour lui que devoir, exercice à répéter mécaniquement pour faire plaisir et non «geste».
J'appelle « geste - ce fait, par exemple: à un moment donné les enfants de la classe, entraînés par Suce-Pouce, jouaient avec l'eau au point d'en inonder le plancher et d'en avoir vidé les poissons, trucidés. L'un d'eux – responsable poissons, en a eu assez. Il a pris une règle, une feuille de papier affichée au tableau, sur laquelle il a écrit : LAVBO, NON ! et en a fait une barrière pour l'accès au lavabo.
 
Il s'agissait de se saisir à l'ETAT BRUT .
 
Telle était notre position dès le début où nous avons eu à faire avec Suce-Pouce: position très concrète, très proche de lui, nos problèmes consistant à résoudre les difficultés quotidiennes nées de son désir de réaliser quelque chose (il fallait trouver de la ficelle, faire scier des morceaux de bois, etc ... ). Bref, résoudre tout ce qui était nécessaire pour donner persistance et corps à ses projets.
 
M'efforcer de me maintenir dans ce lieu, faire cet apprentissage de l'autre (autre assurément très proche si l'on s'y maintient), à ras-de-terre dans les faits concrets de tous les jours, c'est peut-être aussi faire un apprentissage qui concerne ma future profession ? Cela paraît aller de soi, pourtant en réalité une telle position est difficile à conserver...
 
En tout cas, un tas de faux problèmes » s'en évanouissent: Suce-Pouce n'était plus débile ou perturbateur quand il fabriquait son étagère ou quand il « parlait » avec Antoine, son correspondant, alors élève de F. OURY ...
 
A partir de là, peut-être, tout (autre chose) peut commencer.
 
M.EXERTIER Chambéry 16-25 août 1969

 



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